Jacques Derrida, pour lequel l’enseignement eut un sens si ultime qu’il entretint avec cette profession une ardeur et un art absolu de la transmission, nous a légué l’un de ces concepts qui nous aident à regarder la réalité sans s’effacer derrière ses contraintes supposées: comment apprendre à passer «du peut être au doit être», sans jamais faillir ni avec sa volonté ni avec sa raison… Voilà très exactement ce à quoi est confronté le philosophe de formation et tout nouveau ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, qui a hérité d’un des secteurs les plus abîmés de la Sarkozye. Dans l’un de ses derniers livres, l’homme se proposait de «renouer les liens du politique à l’action et à la vérité». Difficile d’être plus ambitieux. À condition que « la vérité » ne devienne pas l’ennemie du changement: c’est le réel qu’on change, pas son interprétation.
Rude tâche. Car la situation de l’éducation nationale, rapportée aux anciens sermons de «principe de réalité» du prédécesseur Luc Chatel, est si grave que les acteurs ne laissent pas passer un seul jour sans réclamer des «mesures d’urgence» au nouveau gouvernement Ayrault. Nous le savons, les chiffres expliquant l’ampleur du carnage ont été maniés tellement de fois qu’ils semblent avoir perdu de leur puissance démonstratrice. Et pourtant.
Ces chiffres sont têtus: en cinq ans, 80.000 salariés de l’éducation ont été sacrifiés, sans parler des 1.500 classes qui, au bout du décompte macabre, devaient être rayées de la carte scolaire. Un massacre. Sous le régime de Sarkozy, les «projets éducatifs» ont eu pour principe: moins de moyens et de personnels, des professeurs inégalement formés pour des écoles aux objectifs différents, faits d’«internats d’excellence», de «méritocratie», d’«individualisation des parcours» ou d’«autonomie». Autant de mots pour transformer «l’école pour tous» en «réussite de chacun».
Les gouvernants ont trop longtemps hérissé l’inégalité comme on dresse des barbelés. Or l’égalité républicaine, dont l’égalité des chances à l’école est l’une des sources inépuisables, ne se négocie pas. La seule confiance retrouvée – déjà importante – ne suffira évidemment pas pour réparer, répondre aux urgences et inventer et préparer un nouvel à-venir. À l’instar de tous les autres dossiers «prioritaires», comme l’emploi ou les salaires, l’école dans son ensemble réclame autre chose qu’un style et des décisions symboliques. En l’espèce, l’annonce de la revalorisation de 25% de l’allocation de rentrée scolaire constitue une bonne nouvelle pour les trois millions de familles concernées. Mais Vincent Peillon doit le savoir. Tenir les promesses formulées par François Hollande, que ce soient les embauches ou les mesures exceptionnelles pour assurer la rentrée 2012, réitérées hier en Conseil des ministres, est un minimum en deçà duquel les enseignants exprimeraient une déception mortifère. D’autant que ce minimum ne satisfera pas. Après tant d’années de détérioration des conditions de travail, il ne saurait être question de revenir au statu quo ante, avec quelques aménagements, ici ou là…
Notre école, si fondamentale pour l’équilibre social et la formation des citoyens, était jadis une institution universellement jalousée. Elle est aujourd’hui tellement malade que la République, retrouvée, doit lui redonner ce qu’elle a de mieux: les moyens, l’esprit et tous les usages d’un vrai service public d’éducation. En somme, passer du «peut être» au «doit être».
[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 31 mai 2012.]
Ah! bon, parce que la République s'est donnée une nouvelle tête elle s'est retrouvée et avec elle son institution fondatrice, l'école?
RépondreSupprimerLa République dont l'histoire est intiment liée à celle de l'école est devenue une coque vide et son institution fétiche tout autant.
On le sait, les révoltés bourgeois de Mai 68 s'en sont pris aux trois piliers du capitalisme: la famille (disloquée), l'usine (délocalisée) et l'école, libérée de ses ritualités, de sa "disciplina" (enseignement et respect de la règle).
Depuis 68 un chapelet de ministres de l'Éducation nationale s'est employé à "déconstruire" les ritualités de l'école héritées de la discipline des monastères (elle-même imitée de celle de la haute Antiquité) transmise par les Jésuites, puis par le lycée républicain.
L'enseignement scolaire se caractérise depuis par le refus obstiné de recourir aux procédures classiques de l'apprentissage: imitation des modèles, exercices mécaniques stupides, répétition, entraînement, classement, discipline, exclusion des mères et de la culture chaude etc... Autant de dispositifs qui permettaient de brûler les étapes; "ce qui était acquis n'était plus à acquérir".
La débâcle scolaire n'a presque rien à voir avec les politiques budgétaires.
Un Établissement scolaire français dispose de dix fois plus de moyens matériels et financiers que son homologue en Russie...pour une efficacité pédagogique bien moindre.
Ce qui caratérise l'enseignement contemporain socialo- néolibéral est l'impossibilité dans laquelle sont mis les enseignants d'accomplir leur office en référence à un ordre symbolique patriarcal, ce dernier ayant été défait.
Mais comme il n'est pas possible de se désaisir de la loi d'imitation (Aristote: " l'homme est le plus mimétique des animaux")les nouvelles générations d'élèves et de professeurs sont condamnés à répéter la vacuité de l'enseignement. Il y a encore 40-30 ans un professeur était habilité à enseigner sa discipline au terme d'un stage de formation de 15 jours. Les IUFM ont démantelé ce système de transmission fonfé sur l'imitation du maître au profit d'une pseudo "logique auto-socio-constructive des savoirs".
En résumé, il n'est aucune perspective crédible de remettre l'enseignement scolaire en marche et avec lui la formation de l'homme libéré de ses attachements passionnels, tant que la communauté nationale ne "dégagera" pas du pouvoir ceux et celles qui ont contribué d'une manière ou d'une autre à la catastrophe culturelle et généalogique.
Des millions d'élèves sont sacrifiés-par-avance, sortent de l'école avec rien, sachant à peine lire et écrire. Non pas qu'il manque des enseignants et des moyens matériels d'enseigner mais avant tout et surtout parce que la génération des adultes
leur refusent la castration symbolique, le "tu dois obéir et te mettre à penser" et les somme à être eux-mêmes , authentiques (un mot grec signifiant: "meurtrier de ses propres mains".