Distance. «Malgré toutes les forces contre nous, tout cela s’est terminé dans un mouchoir de poche, 600 000 voix, et l’affaire pouvait basculer…» Dans un bistrot parisien d’où l’on aperçoit furtivement la rue de Rivoli voisine, un ancien conseiller du Palais tente de se donner des raisons compensatoires. Jusque-là, l’énarque avait divinisé l’ego, la vie, l’argent, le pouvoir, cette sensation de toucher du doigt ce qu’il nommait «l’unité de commande de l’État», avec, au fond des yeux, dès qu’il prenait la parole, même dans l’intimité, ce semblant de hiérarchie dans l’atomisation des individus. Le voici soudain en peine de défouloir, cherchant une oreille attentive et pourquoi pas une lueur de complicité dans la nuit des solitudes – qui ne franchira pas le seuil de la fraternité républicaine. L’atomiseur atomisé. Sonné. Mais visiblement peu inquiet pour son avenir professionnel, puisque, début juin, ce tout frais quadra retrouvera son corps d’origine, la Cour des comptes… Si ce proche d’Henri Guaino reconnaît avoir commencé ses cartons dès avant le second tour de la présidentielle, sachant la partie perdue, il reproche ouvertement, mais pas publiquement, la «stratégie du choc» et la «logique des boucs émissaires» imposées par le Machiavel de l’ombre, Patrick Buisson, autant de manœuvres dans lesquelles se serait «fourvoyé» Nicoléon. Par cette prise de distance pour le moins tardive, notre interlocuteur ne cherche-t-il pas à se donner le beau rôle? «Pas du tout, répond-il. Ce fut une bataille de fond et je suis le premier à reconnaître, hélas!, que c’est sans doute grâce à cette stratégie ultradroitière que nous avons failli déjouer les sondages. Ne vous méprenez pas: la France n’a jamais été aussi à droite qu’en ce moment. Le paradoxe est total. C’est une bombe politique qui explosera un jour ou l’autre.»
«Choc». Pas de hasard. À la faveur de cette discussion serrée, le bloc-noteur en a profité pour re-jeter un œil attentif à l’essai de Naomi Klein, "la Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre", réédité dans la version poche (Babel Éditions). L’essayiste canadienne démontrait comment la mise en œuvre systématique de cette stratégie dite «du choc» par les ultralibéraux de tous les continents, façon Milton Friedman, a consisté à profiter de la fragilité d’une population ou d’un pays pour appliquer des contre-réformes si violentes que tout retour en arrière semble (injustement) impossible.
L’auteur cite maints exemples historiques: le Chili de Pinochet, l’Indonésie, l’Iran, le thatchérisme, le reaganisme ou, plus récemment, les conséquences de l’ouragan Katrina, à La Nouvelle-Orléans, en 2005, qui permit aux conservateurs américains d’imposer une vague de privatisations locales sans précédents. Se souvient-on que, là-bas, dans cette grande ville de l’État de Louisiane, il ne reste que quatre écoles publiques contre 125 avant? Voilà exactement le modèle auquel aspirent les ordo-libéraux européens et autres idéologues, en instrumentalisant les peurs sur la crise financière, les dettes, les déficits, les menaces sur l’euro, etc. La question se pose désormais: la machine infernale est-elle en train de s’enrayer?
Souffle. Contraste saisissant avec la première scène. Non loin d’un grand ministère, la brasserie ne désemplit pas et les habitués ont déjà compris qu’il s’y tramera beaucoup de choses entre la poire et le fromage. L’homme, issu lui aussi de la haute administration, enrôlé la semaine dernière dans une tâche régalienne incontournable sur l’échiquier élyséen, se dit d’emblée «mélancolique de la vraie gauche» et lorsque nous nous étonnons du sens qu’il veut donner à «vraie gauche», il poursuit: «La France des esprits positifs semblait résignée. La voilà de retour.» Mais encore? «Ceux pour qui la finalité de la vie s’identifie à l’effervescence bactérienne ont jubilé trop longtemps. La pensée dominante a pris un coup sur la tête.» Silence gêné. Puis explication. «La gauche ne peut plus décevoir. C’est une mission sacrée. Sinon, ce sera la voix ouverte à toutes les catastrophes démocratiques dans quelques années.» L’ambiance, devenue soudain solennelle et presque tragique, vire aux explications économico-techniques, comme s’il fallait adresser un message à «l’autre gauche» (dixit), la rassurer quant aux intentions du gouvernement… «Nous sommes en désaccord profond avec Merkel quand elle dit que la croissance à crédit nous ramènerait au début de la crise. La croissance, la redistribution, c’est notre histoire. Et quand je dis que nous n’avons pas le droit de décevoir, c’est parce que nous avons trop souvent donné l’impression qu’on se détournait du chemin. Le dévoiement d’un idéal ou d’une espérance est la pire des choses.» À cet instant, un nouveau souffle dramatique a soldé la conversation. C’était trop tard, ou trop tôt, pour juger non pas de la sincérité du propos, mais déjà, de sa crédibilité.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 mai 2012.]
Bonjour,
RépondreSupprimerPas besoin d'être grand clerc ou énarque pour savoir que le gouvernement de Nigaudetul décevra les électeurs aussi inévitablement que celui présidé-dirigé par Nicoléon. Les gouvernements ne disposent plus de suffisamment de pouvoir (puisqu'en démocratie c'est le peuple qui est censé en disposer) pour gouverner. Tout ce qu'il leur reste à faire est de faire croire aux naïfs qu'ils sont encore maître du jeu.
Certes, mais décevoir encore une fois serait fatal pour cette gauche-là. Qui tirera les marrons du feu? Le Front de gauche (à condition qu'il dure)? Ou Le Pen? Pour ma part, je suis convaincu que les bisbilles entre le PCF et Mélenchon sera mortifère assez vite: et comme Hollande va échouer, forcément, ça sera l'extrême droite... hélas.
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