lundi 31 octobre 2011

Kadhafi(s): que faut-il retenir d'une exécution sommaire ?

Le voilà donc le nouveau visage de la « Libye libre » surgissant d’une intervention de type néocolonial...

Barbares. Un lynchage. Du sang. Une exécution sommaire… Vous aussi, vous êtes restés confondus devant les images de «l’interpellation» à Syrte du «guide» libyen, éprouvant tout au fond de vous ce mélange d’émotions qui témoigne, ça et là, de l’ambivalence de nos caractères de citoyens engagés? Comment s’émouvoir en effet de la mort de Kadhafi. Et comment ne pas éprouver un minimum de compassion devant la puissance des peuples quand ils se dressent et renversent l’ordre établi. Seulement voilà, n’en déplaise à Nicoléon et Bernard Henri Lévy, Kadhafi n’est pas Louis XVI et la Lybie n’est pas la France de la Révolution, celle de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen. Pour s’en convaincre, sans doute suffisait-il de regarder en boucle le fameux plan séquence du colonel arrêté avant mise à mort. Qu’y vit-on précisément? Qui dirigea qui, dans cette scène vox populi ponctuée par le fracas d’armes automatiques et de cris? S’agissait-il de soldats? De civils? De miliciens? Avaient-ils des ordres? Etaient-ils livrés à eux-mêmes, ivres de furie?

Photo. Avez-vous vu comme nous l’odieuse et implacable interprétation libre et furieuse d’une mise à mort peu conforme à l’idée que nous nous faisons du Droit en ce début de XXIe siècle? Qu’y voir d’autre, sinon la stricte réalité: celle d’un homme sans défense lynché par des barbares? Même les hurlements de joie, accompagnant les fragments d’un corps traîné à même le sol, avaient de quoi nous glacer l’âme. Qui filma ces images? Comment les médias se les sont-ils procuré? Certains ont-ils monnayé pour leur diffusion, ajoutant une valeur marchande à un document que l’histoire n’oubliera pas de sitôt? Sachez-le, non seulement nous ne pouvons répondre à toutes ces questions, mais, même à l’Humanité, un débat entre nous s’est engagé il y a quelques jours concernant une photographie publiée dans nos colonnes au lendemain de la mort de Kadhafi. Un gros plan un peu flou, celui du visage ensanglanté d’un ex-dictateur exhibé tel un trophée. Une photo «choquante» pour plusieurs de nos lecteurs, démonstration comme une autre de ce spectacle de sauvagerie auquel nous avons tous été confrontés. Le sanguinaire y devenait sanguinolent, forcément «humain». Etait-il seulement envisageable de ne pas publier cette image, preuve que le tueur venait d’être lâchement tué? Poser la question n’est pas une manière d’y répondre, mais verbalise une sincère interrogation…

Guerre. Le voilà donc le nouveau visage de la «Libye libre» surgissant d’une intervention de type néocolonial? La voilà donc la « future espérance démocratique », rétablissant charia et polygamie, aidée par la propagande mensongère des chefs d’État occidentaux, de l’ONU, de l’OTAN, de l’immense majorité des responsables politiques comme des dirigeants militaro-industriels, tous partisans des «guerres justes»? Ne cherchez pas pourquoi tous ces braves gens redoutaient tant une arrestation en «règle» et l’organisation d’un grand procès du tyran. Réduit au silence, comment juger un homme, ses pratiques, ses meurtres, comment comprendre l’ampleur de la compromission des occidentaux durant des décennies, comment analyser, comment en tirer les leçons? C’est toujours la même histoire. En notre nom (et de nos « valeurs de justice »), nous avons attaqué, bombardé et écrasé avec des pluies de missiles guidés la Bosnie serbe (1995), la Serbie (1999), l’Irak (1991 et 2003), l’Afghanistan (2001) et la Libye (2011). Les populations iraient mieux – et le monde avec. Quel bilan? Quel vertu «pédagogique», puisque personne ne rend des comptes, ni les «coupables», ni ceux qui les ont mis au banc des nations après avoir commercé avec eux, après les avoir armés? Milosevic? Mort dans sa prison. Saddam Hussein? Pendu sitôt arrêté. Ben Laden? Liquidé par les forces spéciales et largué en pleine mer. Kadhafi? Lynché par la foule et déjà inhumé dans le désert. Les tyrans et autres terroristes avaient manifestement des choses à dire. Mais les accusateurs n’avaient aucun intérêt à ce qu’elles soient dites.

Barbarie. Le saviez-vous? Jusqu’au XIXe siècle, la «barbarie» était le nom utilisé pour distinguer, entre autres, le littoral de la Libye. Depuis une semaine, l’expression surannée s’est en quelque sorte ré-territorialisée par la diffusion d’une ultime séquence vécue en mondovision, d’où ne ressort rien d’autre qu’une spectaculaire barbarie que certains s’obligent à désigner «d’un autre temps», mais qui, chacun l’ayant vue, reste très actuelle. L’acharnement des foules fanatisées n’a ni époque ni frontière. Et les tyrans n’en sont pas les seules «victimes».

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 28 octobre 2011.]

(A plus tard...)

8 commentaires:

  1. On pouvait aussi boycotter ces images. C'est ce que j'ai fait.
    Marc Laroche

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  2. Monsieur,
    votre article... l'ignoble mise à mort de Kadhafi, la diffusion mondiale des images insoutenables (on en trouve de pires encore, est-ce possible ?) sur "Agora vox",... votre papier s'il ne suffit à sauve l'honneur d'un occident fort discrédité; participe d'un sursaut moral fort nécessaire. Mes modestes félicitations vous sont acquises. Alain Véronèse.

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  3. Voilà exactement le texte que je voulais lire dans l'Huma. Alors merci à Ducoin pour sa liberté de ton, ça fait un bien fou !!!
    MERCI, mille fois merci.

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  4. C'est visiblement une forme de courage d'écrire ce genre de texte dans l'Humanité. Alors jeDUCOIN a visiblement du courage et il doit en être remercié.

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  5. C'est parfaitement analysé. Tout y est. Les technocrates, marchands d'armes et financiers gouvernant les démocraties s'honoreraient de procès plutôt que de boucherie dans ce genre de situation(s). Mais l'honneur perdu de la démocratie fait force de loi désormais. Démocratie avec un petit d. Par contre Ducoin avec un grand D. PAT

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  6. La violence infligée au chef d'Etat libyen est aussi, pour les autres dirigeants occidentaux, un moment propice pour exprimer leur satisfaction et jouir de la réussite de leur initiative. « On ne va pas non plus verser des larmes sur Kadhafi », a déclaré Alain Juppé. Les médias nous confirment que « les dictateurs finissent toujours comme cela ». Le lynchage devient la preuve même que le supplicié était un dictateur. La violence du meurtre, perpétré par les « libérateurs », nous montre qu'il s'agit bien d'une vengeance.

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  7. Fidèle lecteur de l'huma, j'ai été choqué de voir dans l'édition du vendredi 21 octobre une photo de kadhafi mort, le visage ensanglanté. Cette image n'apporte pas d'information supplémentaire à l'annonce de sa mort. Il me semble par contre que la diffusion de telles images cède à la mode du sensationnel et de l'émotion au détriment de l'info et de l'analyse. Kadhafi comme tout être humain avait droit à un procès, l'histoire en a décidé autrement mais devons nous pour autant tomber dans le piège du voyeurisme. A t-on besoin d'humilier un être pour combattre ses idées? la presse a pris le parti de diffuser n'importe quelles images au motif qu'elles seront disponibles sur le net. Elle prend le risque de nier sa spécificité.
    Alors merci à JE DUCOIN pour avoir écrit ce texte, qui rétablit une espèce de vérité bonne à dire !!!

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  8. Le corps meurtri est devenu une icône pour de nombreuses populations. Ce lynchage se retournera contre leurs auteurs.

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