lundi 27 décembre 2010

Flamme(s) : sommes-nous déjà les victimes du sous-venir ?

Fantasmes. «Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents», disait Georges Bernanos. 
À ce propos. À quoi rêvent nos adolescents ? Une étude réalisée par l’Observatoire de la parentalité auprès de jeunes âgés de 14 à 17 ans, donc cette «génération Internet» dont on mesure assez mal la réceptivité ou non au consumérisme ambiant, 
nous donne des indications significatives et angoissantes. À la question: «Quelles sont les personnalités dont vous aimeriez avoir la vie professionnelle ?», nos jeunes placent sur le podium Bill Gates, Steve Jobs et Zinédine Zidane. Quant aux entreprises plébiscitées, Apple, Microsoft et Google tiennent le haut du pavé. «Réalistes face au monde du travail, les jeunes ont intégré les nouveaux codes sociaux» : ainsi sont dépeints nos ados dans cette enquête impitoyable. Dans un monde 
où les patrons du CAC gagnent jusqu’à deux cents fois le smic, où 43% des jeunes actifs des quartiers populaires restent sans-emploi, faut-il s’étonner qu’on veuille ainsi singer l’Amérique et/ou envier les effets sonnants et trébuchants d’une gloire sportive ou pipolisée ? Jadis, on ambitionnait une trajectoire à la Jack London, à la Saint-Ex. Aujourd’hui, on veut finir à Wall Street ou au Qatar… Bienvenue au XXIe siècle.

États-Unis. Retour vers le futur. Depuis plusieurs semaines, quelques démographes attentifs nous mettaient 
en alerte et nous annonçaient la probabilité d’une information que nous n’imaginions pas possible. Mais voilà. C’est fait. L’espérance de vie des États-Uniens a officiellement régressé. Vous avez bien lu. Si l’on en croit le très sérieux Centre national des statistiques de santé du pays, en 2008, la durée de vie moyenne était de 77,8 ans, soit 1,2 mois de moins 
qu’en 2007… Aussi incroyable que cela puisse paraître, notre étonnement à la vue de ces statistiques stupéfiantes n’est en rien partagé par les spécialistes qui nous annoncent pour bientôt d’autres surprises de ce genre. Alors, est-ce conjoncturel ou non? «Probable», répond-on outre-Atlantique, puisque cette augmentation inquiétante ne serait due qu’à l’accroissement de la mortalité chez les plus de 85 ans, phénomène déjà constaté dans les années quatre-vingt-dix, mais si prononcé cette fois qu’il inverse la tendance générale. Les responsables de la santé publique s’interrogent néanmoins sur les motifs de cette régression historique. Progression d’Alzheimer, des pneumonies, des grippes, des problèmes rénaux et sanguins, etc. : les effets de la crise sociale sont évidemment passés par là, plongeant dans la grande misère des centaines de milliers de familles dénuées de protection santé ou mal protégées. Mais notons que cet événement rarissime depuis les années quarante est cette fois d’autant plus étonnant qu’il frappe majoritairement les Blancs : en effet, l’espérance de vie des Noirs continue de progresser, même si elle reste en moyenne inférieure de huit ans… Sans tirer de conclusion hâtive, rappelons que le démographe et historien Emmanuel Todd avait prédit la décomposition de la «sphère soviétique», dès 1976, dans la Chute finale (Robert Laffont), en s’appuyant notamment sur les statistiques de l’espérance de vie. Serez-vous étonnés d’apprendre, très prochainement, que cette même espérance de vie (dont on nous a tant rebattu les oreilles au moment du débat sur l’avenir de nos retraites) est en recul dans les quartiers populaires de nos grandes villes françaises ?

Rêves. Les masques de l’éphémère épousent 
donc toutes les formes. Puisque la solitude n’a pas son pareil pour rendre les choses vaines, il nous faut chercher, non sans difficulté depuis que la vie sociale de nos quartiers s’est déshumanisée, les ultimes lieux de dernières grandes aventures de disputes encore acceptables – la philosophie, l’exploration, la politique, la littérature – qui, jadis, prêtaient à controverse dans tous les bars populaires. Où est aujourd’hui la «terra incognita», la vraie, celle qui faisait voyager en-dedans de nous jusqu’aux nobles utopies de progrès et de lointains, en nous embarquant dans la connaissance radieuse et audacieuse – à peu près situé entre l’idéal mallarméen et la ligne de fuite valéryenne, pour que toujours survienne la vérité houleuse d’un jour de mer. L’aventure. Les idées. Et les actes. Rien à voir, n’est-ce pas, avec ces «terres inconnues» scénarisées pour prime-time et plateau-télé, émotions par procuration, une pilule et au lit… Quel est désormais notre roman intime, notre roman collectif ? Dans cet ici-et-maintenant s’évapore confusément le magistère des chantres de la Raison, qui, sur les bancs de la République, nous enseignaient le goût de l’avenir et du risque. Exit le savoir cumulatif, récitatif, dialectique, historique ? Exit, la transmission critique par le texte et son commentaire ? Exit, nos mythiques histoires, l’Égypte, la Grèce, Rome, qui cheminaient vers le temps et nous en posant leurs pierres sur l’échafaudage de notre propre construction ? Exit l’Idée française de République universelle ? Las sont les continuateurs, les transmetteurs, les initiateurs. Faute de moyens, de confiance, de considération. Relégués au rang d’accompagnateurs d’une époque où flaire la flamme de la déréalisation. Victimes du sous-venir ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 décembre 2010.]

(A plus tard...)

4 commentaires:

  1. Vraiment un texte merveilleux. De quoi réfléchir sérieusement à notre sous-venir (bravo).
    Joyeuses Fêtes, Monsieur Ducoin.

    RépondreSupprimer
  2. La question de la transmission aux plus jeunes générations reste inquiétante et, je dois le dire, très perturbante pour moi, prof de français bientôt en retraite. La génération qui vient me semble être une génration totalemnet sacrifiée sur l'autel du consumérisme : JE Ducoin a bien raison de le dire. L'avenir fait un peu peur...
    Bonnes fêtes.

    RépondreSupprimer
  3. Peut-être que les jeunes sont blasés de nos discours politiques qui ne débouche sur rien ? Parce que nos systèmes sont à bout de souffle et se répètent à l’infini, crise après crise.
    Ne soyons pas défaitiste, le plus beau dans l’histoire c’est de savoir que nous sommes qu’un rouage d’un ensemble bien plus grand, qui lui, a peut-être un sens ?
    yh

    RépondreSupprimer
  4. Bon... malgré les mauvaises nouvelles à venir, je vous souhaite une belle année 2011 !
    En espérant que nous parviendrons à rendre collectif l'idée d'un monde meilleur, loin du rêve fugitif d'une vie vide pleine de fric.
    A bientôt
    DESGRANGE

    RépondreSupprimer