vendredi 15 octobre 2010

Ame(s) : ce que nous dit le climat social...

Domination. Il faut parfois (toujours ?) choisir son camp. Entre un carnet d’insomnies et un journal de résistance, entre l’aiguillon tragique et la plume élimée, notre résolution est totale… Puisque nous ne nous lassons pas de déconstruire les contradictions économiques et sociales d’un temps dont le nôtre s’avère totalement dépendant, les jours qui s’écoulent comme les ruisseaux affolés nous laissent une impression désordonnée. Comme si l’époque se prêtait aux atermoiements fictifs et autres remises de dettes morales. Habitués jusque-là aux rigueurs théoriques de notre double culture républicano-marxiste (ou l’inverse), fondus dans le creuset des solidarités populaires, nous avions jadis appris que les dominés, prisonniers des solitudes, ne pouvaient s’émanciper par eux-mêmes du mode d’être et de pensée que le système de domination leur assigne. Du fer dans l’âme des travailleurs. Beaucoup croyaient qu’il était impossible de briser la symbolique d’une organisation dominée par des puissances prétendument supérieures. La vieille fable : celle du peuple tout à sa condition, croyant au mythe de son infériorité…

Droit. Schizophrénique, notre époque hésite et se frotte sur une ligne de crête instable. Elle voit s’affronter des classes si dissemblables (à nouveau) que le conflit paraît inévitable. De quel côté basculerons-nous? Le fer? L’âme? La connaissance des raisons de la domination a-t-elle un «pouvoir» capable de renverser ladite domination? Ne faut-il pas – déjà – avoir commencé le processus de subversion pour en renverser son existence même, ne pas lui faire droit comme le firent jadis les révolutionnaires avec le droit divin ? Mais que peut-il y avoir de commun entre les prisonniers des miroirs de l’argent et ceux qui, vaille que vaille, redécouvrent le goût de la révolte et s’affichent dans les rues, non sans fierté retrouvée : «Je lutte des classes»? Nous mesurons l’importance de la séquence sociale qui se joue ici-maintenant dans la rue, dans les entreprises et dans les foyers, tandis que les salariés des grands secteurs publics s’interrogent sur leur participation massive et durable, par les moyens de la grève reconductible. Déjà, nous entendons les railleurs et autres apôtres de «l’économie de marché» dénoncer par avance l’action de «privilégiés peu concernés par les problèmes de l’emploi et des retraites».

Privé. Souvenons-nous de 1995. Et du climat anti-service public de pseudo-républicains qui s’arrogeaient le privilège du nom. Souvenons-nous surtout que Pierre Bourdieu et bien d’autres avaient magistralement pris parti pour ces grévistes, qui, «par procuration», prenaient la tête d’une révolte gagnante (socialement) mais inaboutie (politiquement). La construction d’un «intellectuel collectif», avec et pour les travailleurs, demeura un objectif à peine esquissé. Au moins pour une raison : alors que «l’éclatement du monde du travail» s’accélérait au milieu des années 1990, ladite «grève par procuration» avait tellement été efficace que les salariés du privé ne s’en étaient pas mêlés, du moins pas assez… 2010 : la réussite pleine et entière du mouvement social actuel dépend en grande partie de l’implication ou non des exploités du privé. Qui dira le contraire? En France, environ 85% de ceux qui travaillent sont salariés ; à peine un sur dix est syndiqué ; plus d’un salarié sur deux n’a toujours pas de délégué… et le taux d’emploi en CDI est récemment passé sous la barre des 50%… Le triomphe (temporaire) du Medef tient parfois en quelques statistiques. Seuls les courageux sont aujourd’hui capables de rappeler haut et fort que la détérioration de la situation est due structurellement à la sauvagerie intrinsèque du néocapitalisme.

Vivants. Libération, cette semaine, a commis 
un contresens coupable et significatif. Ces temps-ci, le journal devrait se féliciter qu’une grille de lecture «sociale» reprenne peu à peu force et vigueur après deux décennies d’aphonie. Une belle occasion lui était d’ailleurs donnée, mercredi 6 octobre, avec le début de la diffusion de l’exceptionnelle série de Gérard Mordillat, les Vivants et les Morts, en prime time sur France 2. Mais non. Le quotidien dit «de gauche», plus libéralo-prêcheur que jamais, a vu dans cette grande fresque sociale «des airs de saga d’été socialo-sentimentalo-mièvre». Le bloc-noteur eut peine à lire ces mots, si loin de la réalité qu’ils en devenaient plus que suspects, grossiers – Sartre, réveille-toi ! Le mal intellectuel premier n’est pas l’ignorance mais le mépris – 
le mépris induit l’ignorance. Puisque Libération a décidément tout bazardé par-dessus bord, à commencer par le traitement de la question sociale, concluons par une citation de Jacques Rancière, qui, dans son livre le Philosophe et ses pauvres, écrivait : «Si le sociologue peut apporter quelque bien à celui qui est assis en face de lui, ce n’est pas seulement en l’éclairant sur les causes de sa souffrance mais en écoutant les raisons et en les donnant à lire comme des raisons et non comme l’expression d’un malheur. Le premier remède à la “misère du monde”, c’est la mise au jour de la richesse dont elle est porteuse.» Il faut toujours choisir son camp.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 9 octobre 2010]

(A plus tard...)

2 commentaires:

  1. Je suis bien d'accord, Libé est devenu un journal libéral et a trahi toutes ses traditions de "gauche sociétale". C'est aujourd'hui à l'évidence le journal de DSK et du FMI : j'ai honte pour ceux qui sont encore ses lecteurs !!!
    Y.D.

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  2. Je suis d'accord avec JED concernant le privé, ce qui, en effet, pourrait être une grande différence par rapport à 1995. Mais soyons réalistes : tout se joue la semaine prochaine, d'ici les vacances de la Toussaint. Si le pays n'est pas bloqué d'ici là ça sera foutu ! Il faut que le privé entre massivement en rébellion, et alors, oui, tout est possible.
    (Merci à JED pour ses réflexions passionnantes et qui nous poussent à aller plus loin...)
    Gilles A.

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