« Une sueur m’inonde, un tremblement / me prend toute, plus verte que l’herbe / je suis, et à peu de mourir, défaillante, / je m’apparais. »
Connaissez-vous la poète Sappho ? Six cents ans avant notre ère, dans la Grèce antique, sur l’île de Lesbos, elle chantait l’amour avec une telle intensité que Fabrice Midal, dans Et si de l’amour on ne savait rien ? (Albin Michel), y consacre un chapitre tout entier. Philosophe et penseur des contresens contemporains qui, trop souvent, épousent les banalités de l’air du temps ânonnées par quelques intellectuels de supermarché, Fabrice Midal voit dans cette Sappho éperdue d’amour une véritable « célébration de l’espace ouvert des vivants ».
Question de perspectives auxquelles, avouons-le, nous n’avions pas vraiment songé jusqu’à cette lecture étonnante. Du moins en ces termes. Car Sappho, érigée en figure mythique, ne composait pas de complaintes rudimentaires, nous rappelle Midal. Elle ne proposait pas: « Pourquoi ne m’aimes-tu pas ? », mais bien : « À quoi nous
appelle l’amour ? À quelle métamorphose ou plus exactement
à quel risque nous invite-t-il ? »
Les deux interrogations lues ci-avant symbolisent à elles seules, et par-delà les siècles d’errements en tout genre, l’exigence bienveillante de Fabrice Midal pour ses congénères perdus parmi les ombres. Son but ? Nous sortir de notre conditionnement mental qui nous pousse aux comportements formatés, aux idées préconçues. Ce spécialiste du bouddhisme et de Heidegger, artiste plasticien enseignant l’art comme voie spirituelle, auteur en 2009 du remarquable Risquer la liberté (Seuil), a le grand mérite de nous mettre en demeure face à ce qu’il appelle « des gestes que nous croyons obligés ».
Midal écrit sans détours : « Nous prononçons des paroles empruntées. Mêmes nos pensées ne sont plus les nôtres. Nous cherchons à ressembler à des modèles qui ne nous correspondent pas. Nos attentes sont sans rapport à nos vrais désirs. » Et il nous inflige une sentence que nous ne souhaitions lire sous aucun prétexte: « Plus nous cherchons l’amour, plus nous en sommes éloignés. (…) Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce que faire l’amour ? Qu’est-ce que l’amitié ? Nous ne le savons plus… »
En toute logique, le nouvel opus de cet empêcheur de rêver faux, passionné éperdu de Rainer Maria Rilke (il accompagne beaucoup de ses écrits), aurait dû rester sur un coin de notre table de travail. Des sujets plus « urgents ». Des impératifs plus « dramatiques ». Encore quelques névroses à formuler dans les entrelacs d’une actualité plus brûlante que jamais. Bref, pas de temps pour l’intimité ! Seulement voilà. Puisque Fabrice Midal nous suggère d’« enlever les écailles de notre cœur », de « nous dénuder », d’« accepter d’être
vulnérables », « sensibles », le chroniqueur, pourtant accaparé par autre chose, ne put se défaire aussi aisément de ces pages, dont l’emprise grandissante devint quasi obsessionnelle – petit miracle de cette écriture à la fois savante et pourtant si accessible, qui appuie là où cogne notre déraison contre des murs invisibles.
« L’amour est le mouvement de donner et de s’ouvrir », écrit-il. Jusque-là pas de problème. Mais un peu plus loin, Midal provoque le sursaut (dans tous les sens du terme) : « L’amour a un autre visage : il “sait’’. Rien n’est plus faux que cette sentence bien connue : l’amour est aveugle. » Entre nous, combien de fois avons-nous répété l’adage éculé ? Midal analyse en ces termes : « Il arrive des moments où nous nous rendons compte que, par amour, nous savons intuitivement ce qu’il faut faire, comment répondre à quelqu’un, quelle décision prendre. » Pour lui, opposer amour et savoir a même quelque chose du sacrilège. Forme de « pensée éminente, spontanée et juste », l’amour « voit plus loin ». Car « aimer, c’est accepter de ne plus tout
dominer pour laisser être ».
Nous y voilà. L’amour comme « oui inconditionnel », engagement « à laisser être celui qu’on aime (…) en pariant pour ce qu’il y a en lui de meilleur », le contraire de l’aliénation en somme, car il ne saurait y avoir d’amour véritable quand on entend : « Je t’aime à condition que tu deviennes quelqu’un d’autre. » De même, attention à la confusion entre l’attachement et l’amour, l’affection et le sentiment de manque. Midal insiste : « Trop souvent, nous attendons de l’autre qu’il réponde à “nos’’ besoins. » Allez, qui ne se sent pas concerné par cette injonction majeure, qui pointe sans faille nos idéologies ?
En dévorant ce livre, en découvrant grâce à l’auteur que l’amour est aussi « outre-amour » parce que « autre monde que celui du calcul et des conditionnements auquel nous avons fini par l’identifier », nous avons été confortés dans cette conviction rarement avouée : en murmurant à son conjoint(e) au creux de l’oreille que l’amour est authentiquement révolutionnaire, se trompe-t-on totalement ? L’amour ne possède-t-il pas un lien subtil avec la politique, en tant qu’il imagine et construit la volonté d’un autre-monde, celui dont parle Fabrice Midal ? L’amour n’est donc pas un sentiment anodin mais l’expression véritable d’un des accomplissements fondamentaux de l’existence humaine. Qui en doute ?
(A plus tard...)
Voilà un très, très beau texte. Je ne connais pas Fabrice Midal, mais JED me donne vraiment envie de le découvrir au plus vite. Oui, l'amour est une révolution : merci pour ces mots, merci pour cette idée révolutionnaire !
RépondreSupprimerL'Amour est si grand qu'il n'a pas toujours besoin de se dire, de se lire, il se vit et se suffit....tout simplement.
RépondreSupprimerTrès beau livre de Medhi Belhaj Kacem, "L'essence n de l'amour". Une pratique ou plutôt une histoire, la sienne avec une femme.
RépondreSupprimer"L'amour est une apparition bouleversante mais soumise à la disparition : la souffrance est son pendant logique."
Merci pour le conseil du livre de Medhi Belhaj Kacem, je vais me le procurer au plus vite.
RépondreSupprimerA plus tard...