dimanche 6 juin 2010

Afrique du Sud : que fallait-il penser du film "Invictus" de Clint Eastwood ?

« Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde… » Insignifiante exhortation intime, la phrase de Gandhi hantait notre esprit avant la projection d’Invictus, de Clint Eastwood, vu il y a quelques mois, avec au coeur la volonté de ne pas se laisser surprendre à la fois par notre admiration de Nelson Mandela mais également par notre empathie envers le réalisateur américain. Le chronicoeur pourrait même rajouter qu’il lui fallait s’armer d’une bonne dose de « mise à distance » pour assister à un film relatant des faits auxquels il assista pour partie : la Coupe du monde de rugby 1995, en Afrique du Sud…

Le premier président démocratiquement élu de l’histoire sud-africaine y fit (sous nos yeux) deux apparitions publiques remarquées : lors de la cérémonie d’ouverture, au Cap, affublé d’une chemise colorée ; puis lors de la fameuse finale, à Johannesburg, où il se présenta à la foule, vêtu du maillot vert et or des Springboks, l’un des symboles, jadis, de l’apartheid. Geste ô combien transgressif. Même pour nous, qui préférions arborer les jours de match le tee-shirt de l’ANC… L’intuition politique de Nelson Mandela (« Toute la nation soutient son équipe ») se transforma en un spectaculaire et inimaginable geste de réconciliation envers les ex-dominants afrikaners, coupables d’avoir installé l’un des pires régimes du XXe siècle.

Disons-le simplement. Avec ce président noir paré des couleurs boks, les Blancs ne pouvaient plus revendiquer à eux seuls une victoire acquise en finale difficilement face aux All Blacks. Ce jour-là, toute l’Afrique du Sud triomphait devant plus d’un milliard de téléspectateurs. « Ensemble », pas « côte à côte ». Mandela éleva ce jour-là sa conscience en élevant son pays tout entier. L’ancien prisonnier politique a-t-il jamais fait autre chose…

Revenons au film. Puisqu’un avis massif vaut mieux qu’un quiproquo, admettons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un des meilleurs du maître américain. Néanmoins, par l’éloge de la fraternité appliquée au rugby, associée à la revendication réconciliatrice qui fut l’une des pierres angulaires des actions de Mandela, le réalisateur américain nous raconte classiquement une histoire en elle-même improbable. Tout est affaire de regard et d’inspiration, mais ceux à qui il reste des yeux pour voir (ce que le monde à encore à nous montrer) comprendront que nous ressentions des sentiments mêlés. Car si notre Clint s’en sort avec les honneurs et nous tire de-ci de-là quelques sanglots (très) personnels, un certain angélisme nous heurte...

À la fin du film, le capitaine des Boks, François Pienaar, est devenu « meilleur » au contact de Mandela. Le pays semble uni. Les bonnes familles emmènent leurs domestiques au match. Et puis voilà… ? Eastwood néglige là l’essentiel de ce qui constitue habituellement sa marque singulière : l’ambiguïté morale de ses personnages et la complexité du récit. Mais le pouvait-il en portant à l’écran sa « passion » de Mandela, pour ne pas dire la « légende » Mandela ?

Notre constat tout en nuances, qui, espérons-le, ne cède jamais aux facilités de la pause critique, s’aiguise plus encore au regard de l’histoire sud-africaine. Car le choix de raconter l’après-apartheid à travers ce seul événement sportif relève sinon d’un procédé à la mode, du moins d’une facilité d’urgence encourageant l’individualisme de notre époque, qui n’est pas pour déplaire à Eastwood, jamais le dernier pour exalter les « héros solitaires ». Expliquons-nous. Mandela fut-il oui ou non ce héros solitaire raconté dans Invictus ? Pas de son propre point de vue en tous les cas…

Même dans sa geôle, à Robben Island, l’intéressé se considéra toujours par ces mots écrits dans ses mémoires : « Je suis la somme de tous ces patriotes africains disparus avant moi »… Est-ce défaut chez nous ? Mais en voyant Mandela à l’action nous avons toujours vu à ses côtés tous les martyrs qui accompagnèrent son combat, parmi lesquels nous n’oublions pas le leader du mouvement de la Conscience noire, Steve Biko, assassiné en 1977… et tant d’autres.

Bien avant que Mandela ne devienne l’icône du monde post-guerre froide, les Américains se souviennent-ils qu’ils le considéraient officiellement comme un « terroriste », lui, le fondateur de l’aile militaire clandestine de l’ANC ? Avouons qu’il faut une bonne dose de connaissances pour voir Invictus. Non, l’apartheid ne se réduisait pas à une animosité abstraite entre Blancs et Noirs. Et la tâche de Mandela ne consistait pas seulement à apaiser la crainte des Blancs en leur donnant des gages, mais d’abord à changer l’Afrique du Sud ! L’apartheid, c’était une série de lois et de mécanismes précis destinés à maintenir la domination économique des premiers sur les seconds. Il fallait au moins une révolution pour en sortir. Qui peut prétendre qu’elle est achevée ?

« Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme. » Ces mots concluent Invictus. Nelson Mandela puisa dans ce poème de William Ernest Henley l’inspiration pour résister durant ses années d’emprisonnement. Ce texte servira plus tard à galvaniser le capitaine des Boks, et à travers lui toute l’équipe… Pas de méprise. En sortant du cinéma, une autre phrase trottait dans notre tête : « Nous ne sommes pas encore libres, nous avons seulement atteint la liberté d’être libres. » Celle-ci est de Mandela. Au service de tous.

(A plus tard...)

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