jeudi 24 novembre 2011

Récidive(s) : quand le deuil et l'horreur du deuil servent à des récupérations

Ou comment le meurtre de la petite Agnès est utilisé par la clique des aboyeurs du Palais...

Agnès. D’abord? Nous souhaiterions laisser vibrer les silences, les encourager, les chérir comme le bien précieux d’une humanité assumée, pour que la gravité due à l’accablement ne se transforme en show médiacratique, pour éviter les écarts et les fausses pistes, pour que, surtout, l’intelligence philosophique des hommes empêche l’apparition répétitive des tribunaux émotionnels. Ensuite? Devant la détresse de la famille de la petite Agnès et l’émotion de tous face à ce meurtre, nous imaginerions de la sérénité, une forme de calme que la douleur impose, pour que l’incompréhension face à des gestes abominables n’accélère pas une irrationalité d’autant plus irruptive qu’elle débouche inlassablement sur l’implacable rhétorique des poujadistes de service et autres escouades de politiciens hyèneux prêts à déverser leurs «éléments de langage» devant les dépouilles de victimes pas même inhumées. Terrifiant signe des temps. Une fois de plus, le deuil et l’horreur du deuil servent à de viles récupérations. Quand des récidives suivent d’autres récidives: Nicoléon ne changera jamais. Un fait divers tragique? Sa clique d’aboyeurs réquisitionne micros et plateaux télés pour nous expliquer que les cas particuliers, pour ne pas dire rarissimes (0 à 1 par an), doivent influencer les règles générales. Tout le reste s’en trouve balayé… Quand les faits divers font la loi et les multiplient sans parfois attendre leurs applications, que deviennent la légitimité et l’autorité de la loi? La mort d’Agnès n’était pas assez horrible comme cela? Il fallait qu’ils en rajoutent comme de vulgaires lepénistes? Les trois mots de cet épouvantable drame – violée, tuée et brûlée – ne leur suffisaient donc pas? Leur instinct de chasseurs de voix (électorales) était le plus fort… Bien sûr, il est tout à fait normal que la société en son ensemble s’interroge sur la nature de ce crime, sur les réponses à apporter, et cherche à savoir si des erreurs ont été commises. Mais il est anormal et aberrant que le pouvoir politique apporte une réponse en quarante-huit heures! Ce procédé, insupportable, constitue à nos yeux une entorse irrémédiable à l’idée que nous nous faisons d’une république éthique sachant apaiser les passions haineuses et non les attiser à la moindre occasion. Nous réclamons de ceux qui nous gouvernent –comme de ceux qui commentent leurs agissements – un minimum de pudeur au moment où nous nous interrogerons tous et sans relâche pour tenter de comprendre l’insondable: comment un homme peut massacrer un autre être humain.

Minority Report. Les mots du père d’Agnès devraient inciter à la réflexion commune. «Nous sommes attristés que tout le monde essaie de polémiquer et de récupérer cette affaire sur le plan politique, a-t-il confessé. Notre fil conducteur sera l’espoir –peut-être illusoire?– que tout cela ne recommence jamais.» Le courage de l’intelligence ; l’intelligence du courage. Mais c’est trop demander aux maurrassiens qui peuplent le Palais, pour lesquels le tout-répressif est plus qu’une tentation, un but. Ces fanatiques de Big Brother voudraient que l’évaluation de la dangerosité devienne une science exacte, que les psychiatres et autres analystes muent en experts de l’avenir, que leur «science» consiste à prévoir et prédire les actes futurs d’un individu. Bienvenue dans Minority Report, le film de Steven Spielberg (l’un de ses meilleurs), où la police arrête les citoyens avant qu’ils aient commis leurs crimes. Dans ce no-futur, plus de libre arbitre, plus d’actes vécus en liberté, plus d’émancipation, plus d’individus agissant par eux-mêmes avec cette part d’imprévisibilité qui caractérise le génie humain comme sa puissance destructrice… Qui voudrait vivre dans un monde où n’importe qui peut être arrêté non pas pour des actes commis mais pour des actes éventuellement commis un jour? Un monde sans deuxième chance, sans rééducation. Un monde ultrasécuritaire où des logiciels catalogueraient la «dangerosité» des individus, en classes et sous-classes, en fonction des premiers gestes de leur vie. Un monde où tous les délinquants et tous les criminels seraient considérés comme de potentiels délinquants et criminels à vie. Ce monde est-il seulement le fantasme de quelques illuminés fascisants?

Espoir. L’État, seule force qui «fasse la liberté de ses membres» (Rousseau), devrait plus que jamais revendiquer haut et fort les fondements nés du Conseil national de la Résistance, qui, par son ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs, garantissaient le primat de l’éducation sur la répression. L’idée universelle de civilisation jetée par-delà les générations. Ce que résumait en d’autres temps Jean Jaurès d’une formule magistrale: «L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir.»


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 novembre 2011.]
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lundi 21 novembre 2011

PSA : les mensonges de Sarkozy

L'exemple de PSA est l'illustration flagrante des complicités entre le gouvernement et le patronat dans le déclin de l'industrie.
Refuser de voir la réalité procède souvent du péché d’orgueil. Mais rejeter la réalité, au point de lui nier la vérité des faits, s’apparente à un mensonge impardonnable. Dans le genre, Nicolas Sarkozy joue dans la catégorie des champions tout-terrain, et s’il fallait un jour mesurer l’hypocrisie à l’aune du vice, son quinquennat servirait sûrement de maître étalon. Le dernier exemple en date aurait de quoi nous faire sourire, s’il ne s’agissait d’un sujet tragique pour l’avenir de milliers de salariés. L’autre soir, faisant dialoguer l’incompréhensible à la mystification verbale, le prince-président a osé déclarer: «Je peux vous annoncer qu’il n’y aura pas de plan social chez PSA.» La suppression de 6 800 emplois en Europe, dont 5 000 en France, serait donc un pur fantasme ? À cinq mois d’une présidentielle dont l’épicentre s’annonce économique et social, Sarkozy a reçu le patron de PSA, Philippe Varin. Une belle occasion pour l’Élysée d’alimenter ses plans de com. Même le Figaro y va de son couplet: «Le chef de l’État veut s’assurer que les constructeurs automobiles n’utiliseront pas l’emploi comme “variable d’ajustement”.» On croit rêver. Rappelons que le groupe Peugeot-Citroën vient d’annoncer un chiffre d’affaires en hausse de 3,5% au troisième trimestre par rapport à 2010, à 13,4 milliards d’euros…

Ces chiffres, qui pourraient résumer à eux seuls le paradoxe de l’industrie dans notre pays, ont de quoi nous révolter. D’autant qu’un monde sépare les discours officiels prônant un État «stratège» en la matière et ce qui se produit depuis des années. Ce secteur a encore perdu près de 600.000 emplois en moins de dix ans et, malgré l’excellence de certaines filières, ses salariés ne représentent plus que 13% de la population active et 16% seulement du PIB… Face à l’extension planétaire de l’économie marchande, ce qui provoque une nouvelle division internationale du travail, les racines du mal sont connues: politiques de financiarisation ; préférence accordée à la rémunération des actionnaires sur l’investissement et les salaires ; délocalisations décidées par les seuls actionnaires ; fin des politiques sectorielles ; exonération sur les bas salaires, au grand bénéfice des services… Néanmoins, comme si de rien n’était, le Medef vient de dévoiler ses propositions économiques : baisse massive du coût du travail, instauration d’une TVA sociale, limitation des indemnités chômage, suppression des 35 heures – tout cela au nom de la «comparaison» avec l’Allemagne, érigée en modèle… Par contre, pas une ligne sur les 172 milliards d’euros d’aides accordées par l’État aux entreprises en 2010, encore moins sur les contreparties envers l’emploi ou les engagements pour l’avenir. Le PDG de PSA, qui gagne 9.000 euros par jour et a perçu trois milliards d’aide en 2009, connaît pourtant bien le dossier: il vient de s’essuyer les pieds dessus. Il s’était engagé à ne pas licencier? Il licencie. Et l’essentiel de ces suppressions d’emplois concerne 
la recherche et le développement…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 21 novembre 2011.]
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jeudi 17 novembre 2011

Histoire(s) : Libye, quand BHL devient le porte-plume de Nicoléon...

La guerre en Libye racontée par Bernard-Henri Lévy. Ou comment le "moi-je" devient la trame d'un récit d'aventure - tout le contraire d'un livre d'Histoire. Et si on lisait plutôt un bon Badiou?

BHL. Toute victoire individuelle sur l’esprit collectif étant une régression, ne prenons pas l’exercice qui suit à la légère. Lorsque Bernard-Henri Lévy veut jouer un rôle politique, le chemisé de blanc n’hésite pas à sortir sa plume, quitte à la confronter à l’ironie des canons ; le philosophe n’en est pas moins médiacrate. Une guerre se déclare ? BHL prépare son sac de voyage et prévient son éditeur. Cette fois, il aurait fallu s’exiler sur Mars pour ne pas remarquer son activisme lors 
du conflit entre l’Otan et la Libye de Kadhafi. Résultat, sitôt l’ultime «coup de feu» tiré, un pavé de 640 pages au titre évocateur, la Guerre sans l’aimer (Grasset), récit ultra-«bhlien» qui aurait dû s’intituler «Ma campagne de Libye». L’homme, plus narcissique que jamais – quel autre héros que lui-même? –, met en scène ce qu’il souhaiterait être sa posture romantique dans l’Histoire quand il ne s’agit trop souvent que de l’histoire de sa propre posture. N’est pas Malraux ou Chateaubriand qui veut. Voici le contraire d’un livre d’histoire : un récit d’aventure… Pour un écrivain, les commencements sont toujours magnifiques – mais attention à ne pas prendre ses désirs pour des réalités.
S’il nous donne l’illusion d’entrer de plain-pied dans 
les coulisses de l’Histoire, alors que son «je» figure à chacune des pages – un jour mangeant du mouton au riz graisseux dans le désert avec des chefs de tribu, le lendemain dînant dans 
un restaurant chic parisien, etc. –, nous restons confondus lorsqu’il lance cette adresse au peuple réuni à ses pieds sur 
la corniche de Benghazi: «Jeunesse de Benghazi, libres tribus de la Libye libre, l’homme qui vous parle est le libre descendant d’une des plus anciennes tribus du monde…» L’effet comique ne suffisant pas, il ajoute: «Je suis un philosophe !» 
Et il ose: «Mais qu’y puis-je si, quand je dis l’Autre, on entend Moi?» Qu’on ne s’y trompe pas. Pour BHL, «tout» est relaté et «tout» est réel dans cette chronique, que ce soient les tractations avec ceux qu’il nomme «les révolutionnaires», ou, dans les coulisses du pouvoir, lors de ses entrevues à l’Élysée, son évidente maîtrise à convaincre Nicoléon que celui 
qui a raison, c’est lui, et personne d’autre! D’ailleurs, le philosophe et le prince-président paraissent ici à l’unisson, sans qu’on ne sache plus bien qui devient le concierge 
de l’autre au cœur de cette hystérie de prises de décision. Au moins le porte-plume a-t-il un nom et trois initiales: BHL.

Influer. Nicoléon serait-il devenu son nouveau maître? Le philosophe dresse de lui un portrait pour le moins flatteur, «faisant mentir ainsi bien des idées reçues le concernant» (dixit). Et il insiste: «Je ne juge pas, j’observe.» BHL se veut-il pour autant reporter de guerre? Il réfute l’expression. Il l’assure: «Je prétends, moi, faire davantage que du reportage que rapporter ce qui advient, (…) je suis dans un rôle où il ne s’agit plus ni de commenter, ni de célébrer, ni, encore moins, de s’extasier, mais d’influer.» À la toute fin du livre, il dénonce – enfin – le lynchage de Kadhafi. Mais il ne s’interroge ni sur les curieux rebelles qu’il a soutenus, ni sur la légitimité de cette guerre de type néocoloniale, ni, encore moins, sur les racines de son propre discours de «justesse» et de «justice» de cette guerre comme façade idéologique: celle d’un moralisme politique, versus celle d’une authentique «morale politique» (Kant), qui condamne a priori la guerre, respecte le droit des nations et ne saurait varier en fonction des appétits des hommes et des États – et encore moins des intellectuels qui se revendiquent de toutes les guerres sans jamais avoir participé à aucune. Pathétique orgueil de vouloir jouer un rôle dans l’Histoire immédiate.

Badiou. Préférez plutôt la lecture d’un essai vivifiant, qui vous permettra de confronter vos présupposés à la question lancinante de toutes les générations de progressistes voulant se mêler des affaires du monde : comment entretenir l’enthousiasme des premiers jours ? Le philosophe Alain Badiou publie le Réveil de l’histoire (éditions Lignes) et n’hésite pas, confronté aux évolutions des peuples arabes, à distinguer l’émeute immédiate, «localisée dans le territoire de ceux qui y participent», de «l’émeute historique» qui, selon lui, offre par sa localisation même une expression dans le temps long. L’un des exemples emblématiques : la place Tahrir... Pour Badiou, la possible démonstration des critères qui nous permettent de «mesurer l’ampleur du réveil historique», en tant qu’il provoque le surgissement du «peuple en personne», doit nous conduire inévitablement à la seule question anti-ethnocentrée, pour ne pas dire anti-BHL: les révoltes ou révolutions arabes, comme en Égypte, sont-elles réductibles à un «désir d’Occident»? Est-il nécessaire de préciser que Badiou répond par la négative…


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 novembre 2011.]
Lire également l'article de Sébastien Crépel publié dans l'Humanité du 22 novembre 2011.
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mercredi 16 novembre 2011

Les boucs émissaires : quand Sarkozy parle des "fraudeurs" sociaux...

La stratégie de division du chef de l'Etat, dont le but ne vise qu’à ressouder l’électorat ultradroitier, éloigne les Français de l’essentiel.

L’énormité du procédé, pour ne pas dire sa grossièreté, n’a échappé à personne. Pourtant, Nicolas Sarkozy nous ressert inlassablement le pire de ce qui constitue sa matrice politique: la désignation du bouc émissaire, du fautif, la dénonciation du grand coupable, en un mot, la chasse aux plus faibles en tant que cible de classe, les plus petits, ceux déjà largement victimes de l’atomisation sociale… Derniers exemples? Les pseudo-fraudeurs de la Sécu. Et les salariés qui abuseraient des arrêts maladie. Ces concitoyens sont accusés de tous les maux et quasiment mis au ban de la nation par le chef de l’État: «Voler la Sécurité sociale, c’est trahir la confiance de tous les Français, c’est la plus terrible et la plus insidieuse des trahisons de l’esprit de 1945, c’est la fraude qui mine les fondements mêmes de la République sociale.» Un nouveau plan de communication contre les pauvres, doublé d’une chasse aux fonctionnaires – et ces chasseurs-là, croyez-nous, sont des tueurs!

Vous êtes précaires ou fonctionnaires? Vous êtes forcément des fraudeurs! La vieille ficelle pue le moisi, mais à quelques mois des élections, les escrocs de l’Élysée et consorts s’en donnent à cœur joie pour aiguillonner les sentiments les plus vils. Souvenons-nous. Laurent Wauquiez, alors ministre des Affaires européennes, avait déjà ouvert le ball-trap en comparant «l’assistanat» au «cancer de notre société». Sarkozy enfonce donc le clou sur des plaies béantes et, au passage, il doit réjouir la présidente du FN qui, pour l’occasion, n’a pas manqué d’imaginer un parallèle entre les fraudes sociales et l’immigration. Depuis des mois, les mensonges se succèdent en effet, puisque seulement 1% des allocataires seraient en fraude. Vous avez bien lu: la grogne de Sarkozy ne s’adressait hier qu’à 1% des allocataires! Et celui-ci se garde bien de distinguer, et pour cause, d’une part les fraudes aux cotisations sociales dues aux assurés, d’autre part les fraudes aux cotisations sociales que doivent régler les entreprises. D’un côté, quelques centaines de millions d’euros (458 millions exactement en 2010, selon les services de l’administration), alors que la fraude aux prélèvements des entreprises représenterait plus de 15 milliards d’euros… Et si l’on ajoute la fraude fiscale, l’addition du grand patronat voyou atteindrait environ les 65 milliards d’euros! Et pendant ce temps-là? Sept Français sur dix s’estiment «inégaux» face à la santé, et plus d’un sur deux juge notre système de soins «trop inégalitaire». Sarkozy sait-il que 38% des personnes interrogées disent avoir renoncé à consulter un médecin généraliste, 58% un spécialiste ?

Puisque rien décidément ne semble étouffer
le chef de l’État, il n’a rien trouvé de mieux, hier, que de s’ériger en «protecteur» du modèle social français (on croit rêver), annonçant un grand débat pour changer son mode de financement (de quoi trembler). Puis, comme si de rien n’était, il n’a pas hésité à prononcer ces mots: «Ceux qui ont trahi le Conseil national de la Résistance, ce sont ceux qui depuis des décennies ont refusé toute réforme par lâcheté politique ou par opportunisme.» Que le principal responsable de la plus grande rage antisociale contemporaine ose se revendiquer du CNR constitue, à nos yeux, une insulte envers tous les signataires de ce texte historique. Car cette aliénante stratégie du bouc émissaire, dont le but ne vise qu’à ressouder l’électorat ultradroitier, éloigne les Français de l’essentiel et donne à voir la nature profonde du régime qui ne dit pas son nom. Celui d’une droite maurrassienne et ultralibérale, prônant la division et l’exclusion, l’incitation à la haine et l’injustice sociale…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 novembre 2011.]

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jeudi 10 novembre 2011

Pourquoi Michel Onfray participe-t-il au lynchage de Guy Môquet ?

Le philosophe reprend à son compte la thèse odieuse d'un livre publié il y a deux ans.

Je n’ai pas pour habitude de polémiquer sans raison avec le philosophe hédoniste. Mais ce n’est pas parce qu’il vient d’appeler à voter Front de Gauche pour les prochaines échéances de 2012 que je dois refouler cette interrogation désormais légitime: qu’arrive-t-il à l’inventeur génial de l’université populaire de Caen? Après sa charge contre Freud, après l’éloge de Charlotte Corday, après avoir honni Jean-Paul Sartre dans un article donné au Monde dans lequel il exhumait des phrases de l’inventeur de l’existentialisme arrachées à leur contexte – procédé qui laissait à désirer –, après avoir suggéré la possibilité d’une gestion «libertaire du capitalisme», assurant «ne pas être contre le capitalisme», Michel Onfray vient de s’assigner un nouvel adversaire pour le moins inattendu: Guy Môquet…

Dans sa chronique mensuelle publiée sur son blog, intitulée cette fois « Guy Môquet, le contraire d’un résistant » (lire), Michel Onfray reprend argent comptant les thèses stupéfiantes d’un livre grossier, L’Affaire Guy Môquet, Enquête sur une mystification officielle, publié en décembre 2009 par Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre. Onfray dit «bravo» aux deux auteurs. Sans aucun recul. Ni travail historique. Au passage, il épouse la théorie selon laquelle le Parti communiste français se serait «réjoui de la défaite de juin 40». Onfray écrit: «Selon eux (les communistes), elle (la défaite) signe l’échec de la démocratie parlementaire, du capitalisme juif, de la bourgeoisie d’affaire. De plus, elle prépare la France à la révolution bolchevique ardemment souhaitée. L’Allemagne peut donc envahir la Pologne, puis la France, l’URSS ne bouge pas, les communistes français approuvent.» Avant d’être arrêté et emprisonné, le père de Guy Môquet aurait ainsi soutenu cette ligne… Onfray poursuit: «Les tracts distribués par Guy Môquet n’appellent pas à la résistance: ils épargnent les nazis, accablent les capitalistes français, justifient le pacte germano-soviétique, attaquent l’Angleterre et les Anglais, insultent de Gaulle, font de l’URSS le pays de la liberté et de la démocratie. Guy Môquet est arrêté par la police de Vichy le 13 octobre 1940, non pas comme résistant, mais comme communiste stalinien appelant à pactiser avec l’occupant nazi. Il est interrogé, mais pas torturé. Il vit dans le camp sous un régime qui n’est pas concentrationnaire.»

Inutile de rappeler que le gamin fut fusillé à Châteaubriant, le 22 octobre 1941… Mais Onfray insiste: «Guy Môquet fut un moment idéal dans le dispositif légendaire communiste : ce jeune homme stalinien qui défendait l’union des communistes avec les nazis contre la démocratie parlementaire, autrement dit le contraire de la Résistance, devint la figure emblématique d’une résistance communiste totalement inexistante à cette époque.»
Faut-il en rire? En pleurer? Michel Onfray affirme en conclusion de son article que «le déni de l’histoire constitue et nourrit le nihilisme». Nous ne saurions mieux exprimer ce que nous ressentons à la lecture des affirmations sommaires du philosophe…

Mais revenons pour conclure au livre des deux compères Berlière et Liaigre, L’Affaire Guy Môquet, Enquête sur une mystification officielle. Voici ce que j’en écrivais dans un bloc-notes, le 30 janvier 2010, après l’avoir lu attentivement:

- Les temps sont donc durs et les mauvaises nouvelles n’arrivent jamais seules? Ainsi, un livre dont nous avions entendu parler et pour lequel on nous prédisait «le pire», a fini par atterrir entre nos mains. Sachez-le, le résultat est bien au-delà de ce que nous redoutions: ni plus ni moins qu’une deuxième mort de Guy Môquet! Cosigné par Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, professeurs et surtout spécialistes en anticommunisme lucratif, ce torchon s’appelle L'Affaire Guy Môquet, enquête sur une mystification officielle. Le titre résume à lui seul le contenu. D’ailleurs, le supplice du jeune Guy n’est qu’un prétexte. La quasi-totalité du livre n’existe que pour dénoncer toute idée d’engagement plus ou moins communiste. Le parti pris, qui se base en totalité sur la parole policière de l’époque (sic), vise autant à plaquer un «point de vue» sur l’histoire qu’à sa falsification. Nos deux grands «enquêteurs» doutent en effet que Guy Môquet ait été résistant en quoi que ce soit, puisque, affirment-ils, il n’a jamais tué le moindre Allemand. Leur sentence est donc contresignée: vivant ou mort, Môquet n’était pas un héros. Mais tenez-vous bien. Berlière et Liaigre légitiment les arrestations des députés et autres militants du PCF, ce «parti de l’étranger». Pourquoi les justifient-ils? Parce qu’elles étaient conformes à la loi! Vous avez bien lu.
Il aurait fallu par la même occasion passer de Gaulle par les armes et tous ceux qui refusaient le régime de Vichy, l’Occupation. Forcément, que vient faire un gamin de dix-sept ans fusillé en 1941, un titi parisien qui n’aurait même pas été torturé lors de son passage à la préfecture de police, sauf «une gifle peut-être», osent-ils écrire. N’en jetez plus. Môquet, Timbaud, le député Charles Michels et les martyrs de Châteaubriant, tous les suppliciés du Mont-Valérien sont-ils donc morts pour que, soixante-dix ans plus tard, un débat de démagogues sur l’«identité nationale» remette au goût du jour une vision ethnicisée de la France empruntée à Maurras, Barrès et Pétain, rouvrant la voie à tous les extrémistes? Après l’agression faite à la mémoire de Môquet par Nicoléon, on aimerait franchement connaître les commanditaires de ce livre qu’il ne faut surtout pas acheter. Le nôtre a fini dans la poubelle. -

Question simple. Comment Michel Onfray peut-il, presque deux ans plus tard, adhérer à ce genre de propos?

A lire également, une tribune de Jean-Paul Piérot publiée dans l'Humanité du 11 novembre.
Lire aussi la réaction de l'historienne Annie Lacroix-Riz.


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vendredi 4 novembre 2011

Cinoche(s) : pourquoi je n'ai pas aimé Tintin et Polisse...

Que retenir de ces deux films «événements», l'un blockbustérisé par Spielberg, l'autre adulé par la critique ?

Tintin. Tout ça pour ça. Après neuf années de travail acharné, de scénarios réécrits, démembrés, reconstruits puis retissés pour un formatage collant au plus près de la «demande» des consommateurs d’images en temps de mondialisation, Steven Spielberg nous a donc livré un Tintin blockbustérisé façon Coca, pop-corn et jeu vidéo, à la fois proche du personnage créé par Hergé (son androgyne déshumanité de blanc-bec bien de chez nous) et lointain de la figure fantasmée du journaliste belge (celle construite par les rêves de gosses). Évitons les quiproquos. Pour le bloc-noteur scribouillard, Tintin n’a jamais été et ne sera jamais un héros. De ses aventures au Congo à ses exploits dans quelques pays inventés, le «bon» Tintin d’Hergé, celui qui «vient en aide aux faibles» selon la rhétorique officielle, n’est qu’un trompe-l’œil. L’ethnocentrisme occidental de son créateur n’est plus à démontrer et nous tremblons encore à l’idée que des générations de francophones aient pu puiser quelques-unes de leurs «valeurs» à cette source-là. Sans être ni un militant ni un tribun, Hergé était, dès ses débuts, d’extrême droite, antisocialiste et anticommuniste, conservateur et moralisateur. Très jeune, il travailla pour la presse catholique belge qui soutenait ouvertement le fascisme italien de Mussolini. Il devint l’ami de l’abbé Wallez, antisémite notoire, qui dirigeait le Vingtième Siècle, journal catholique intégriste. Hergé fit ses débuts dans le Petit Vingtième, le supplément jeunesse du journal, où Tintin apparaît pour la première fois.
D’abord Tintin au pays des soviets (sans commentaire), puis Tintin au Congo, dont on a suffisamment souligné le contenu raciste et colonialiste… Hergé copina même avec Léon Degrelle, qui, dans les années 1930, fut à la tête du principal parti fasciste belge francophone… À la même époque, le papa de Tintin réalisa la couverture de deux livres de Raymond De Becker, qui, sous l’occupation allemande, dirigea le Soir nazi. L’un d’eux s’intitulait Pour un ordre nouveau, terme qui désignait le projet politique des fascistes... Qu’on ne se méprenne pas. Toute sa vie Hergé a suivi de près l’actualité et il a toujours su où il mettait les pieds. En 1973, il confia à un journaliste néerlandais qu’il avait cru à l’«ordre nouveau». Pour de nombreux historiens, l’album l’Étoile mystérieuse n’est-il pas considéré comme antisémite et proallemand?

3D. Mais revenons brièvement au film de Spielberg. La débauche technologique dite de la «performance capture», qui consiste à emprisonner des acteurs dans une redéfinition ordinateurisée, n’apporte rien. Nous voilà en effet livré à un monde désincarné, dépourvu d’émotion, une humanité niée pour un spectacle à plat, sans relief – sauf celui de la 3D, qui détruit les yeux et donne la nausée (au sens propre comme au figuré). «Derrière chacun des personnages, il y a des acteurs», se défend Spielberg. Pour ne pas lui être désagréable, nous pourrions sauver les scènes d’action, surabondantes, qui transportent le porteur pâle Tintin chez le génial Indiana Jones. Mais comment sauver ce qui n’existe pas: une histoire et des personnages?

Polisse. Puisqu’une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, évoquons en passant l’un des derniers succès salués quasi unanimement par la «critique». Le fameux Polisse, de Maïwenn, nous laisse une impression de dévastation cinématographique et de froide colère. Le scénario? Un condensé de clichés pour série télé. L’histoire? La vie quotidienne de policiers de la brigade de protection des mineurs de Paris-Nord, tous caricaturaux jusqu’aux extrêmes, alcooliques, mal mariés, anorexiques, déprimés. L’alibi de ce scénario? Des gamins victimes de toutes les misères sociales, violés, battus, contraints au travail forcé, au mariage, tous renvoyés à l’arrière-plan de «l’existence» (c’est un grand mot) des flics eux-mêmes, comme s’il fallait agrémenter leur va-et-vient et leurs états d’âme, leur livrer une justification.
Leur désaffiliation effective et affective, narrée par une sorte de voyeurisme assumée caméra-à-l’épaule, donne à voir la vraie nature de ce film : un style et une forme, au service d’un genre qui se veut «réel» mais sombre dans un ultranaturalisme fictionnel. Car ce que nous ne voyons pas, et pour cause, c’est bien la violence vécue par les enfants, réduite à un accessoire de cinéma, à un chiffon rouge agité pour instrumentaliser les spectateurs et donner vie à quelques personnages si marginaux qu’ils en deviennent ridicules… Le cinéma, selon une formule consacrée (surtout sacrée), «substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs». Avec ces deux films «événements», que devinrent nos regards et comment s’évaluèrent nos désirs? Kubrick, réveille-toi ! Ils sont devenus fous…

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 4 novembre 2011.]
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