samedi 25 juin 2011

Arbre(s) : pourquoi le dernier film de Terrence Malick est exceptionnel !

Malick. Les émerveillements sont-ils – doivent-ils être – parfois à la hauteur de nos interrogations ? Pour répondre à cette question d’autant plus hors champ qu’elle induit une forme de présupposé antithétique peu propice à l’air du temps, il nous fallait nous réfugier dans une salle de cinéma. Et enfin voir The Tree of Life (l’arbre de vie), auréolé de sa palme d’or à Cannes et entouré depuis d’un halo d’avis pour le moins contradictoires. Alors autant prévenir. Que vous aimiez (est-ce le bon verbe ?) ou non ce film, qu’il vous perturbe (voilà le bon verbe) au point de vous en maintenir à distance, plongé que vous serez dans une éventuelle incompréhension sidérale, une chose est sûre et ça ne trompe pas : vous comprendrez sans forcément vous l’avouer (hélas) que vous n’oublierez jamais, absolument jamais, ce que vous êtes en train de voir… Durant 2 h18 min, le cinquième opus de Terrence Malick impose ses conditions. Non seulement il vous soumet à sa liberté absolue, mais, par le mode narratif et les moyens qu’il se donne pour en amplifier l’écho universel, il vous embarque de gré ou de force vers les terres improbables d’une ambition pour le cinéma qui dépasse de loin ce à quoi vous vous attendez… Au-delà ? C’est le cas de le dire. Depuis la mort de Stanley Kubrick, Terrence Malick (cinq films en 40 ans) est le dernier des géants à mettre sinon sa philosophie du moins sa «vision» au service des images, ultime cinéaste à construire sans se renier un univers singulier et/ou inaccessible. En l’espèce, «l’arbre de vie» ose l’autobiographique et le cosmique, le réductible et 
le jupitérien. En peintre minimaliste et démiurge interstellaire, le réalisateur américain prétend embrasser dans un tout 
(le «tout» étant fondamental) la vie d’une famille américaine de Waco, Texas, et la création du monde. De l’Homme à l’Espace. Ou plus exactement de Dieu jusqu’à l’homme. Bref, quelque chose entre ce «nous» d’ici-et-maintenant et cette genèse mystérieuse, 14 milliards d’années en arrière… Le Seigneur demanda : «Où étais-tu quand je jetai les fondations de la Terre?» Malick utilise cette citation de Job, chapitre 38, pour débuter son film. Source de quiproquos – voire de fausse piste. Un égarement interprétatif pourrait en effet, un peu hâtivement, conduire le spectateur sur la seule voie de la Bible autorisant une lecture uniquement chrétienne de ce long-métrage. Soyons plus malins. Le livre de Job n’est-il pas, par sa démesure initiatique, le symbole des livres, de tous les livres? Pourquoi reprocher à Malick d’utiliser l’une des sources des écritures, via la caméra, pour représenter les forces telluriques, célestes et humaines dans leurs interactions entre l’intrahumain et l’au-delà humain ?

Larmes. Pour évoquer le haut et le bas, l’ailleurs et l’ici, le récit de The Tree of Life se situe sur deux époques – auxquelles il convient d’ajouter des évocations filmées, prodigieuses, de la nature et de la naissance de toutes choses. On y voit le destin d’une famille sur deux époques. Les années 1950, avec Brad Pitt. Les années 2000, avec Sean Penn. Ces dernières sont amputées, réduites à l’os, ramenées aux seules conséquences des actions antérieures. Le film s’attarde donc sur les relations conflictuelles entre un père autoritaire (Pitt) et ses trois fils, 
dont l’un va mourir tragiquement. Et voilà. La chronique au jour le jour d’une famille en plein apprentissage de l’existence. Haine. Amour. Fragilité. Racines. Cris. Joies. Le tout ramené à l’échelle du vivant, à ces pathétiques gestes quotidiens dont tôt ou tard il ne subsiste rien… Miracle des images visionnaires de Malick, qui universalise tout regard porté sur nous-mêmes, touche au cœur et sublime les moindres actes et jusqu’aux larmes que nous lâchons sans rire.

L'une des rares photos de Terrence Malick.
Raison. Chef-d’œuvre? Sans doute. Maîtrise absolue? Assurément. Exercice de métaphysique pure? Et pourquoi pas… Pour convaincre que Malick ne sombre pas dans une espèce de lyrisme pompeux et désincarné, ce que peut penser toute critique rapide, on dirait bien que The Tree of Life est le 2001 l’Odyssée de l’espace du XXIe siècle. Avec en moins, une visée d’à-venir. Mais en plus, un inexpugnable mais viscéral besoin de retour à la multiplicité de l’être en tant qu’unicité. Voilà pourquoi la clef de ce film n’est évidemment pas la religion, mais la cellule du vivant, de ses origines à la fin (des fins), en passant par sa principale métaphore : la cellule familiale. Parce qu’il a encore tant et tant à nous montrer, Malick nous oblige à regarder par nous-mêmes. Ainsi, c’est la raison qui l’emporte et non la croyance dans quelque prière élégiaque. Le pessimisme et l’espérance se rencontrent en beauté dans The Tree of Life, en tant que l’un et l’autre nous rappellent ce que nous sommes. Si peu de chose face au temps – et tellement de choses à l’épreuve de chaque instant.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 juin 2011.]

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jeudi 23 juin 2011

Carrefour : les actionnaires en connaissent un rayon !

Connaissez-vous Lars Olofsson ? Diplômé de sciences économiques après des passages remarqués aux States et en Suisse, ce Suédois de cinquante-neuf ans est le directeur général d’un des fleurons de la grande distribution, Carrefour, numéro deux mondial. Hier, à Paris, lors d’une assemblée générale pour le moins tendue durant laquelle salariés, syndicalistes et certains actionnaires ont exprimé leur mécontentement, Lars Olofsson, contesté, a pourtant obtenu les «pleins pouvoirs» pour mettre en œuvre une stratégie de «développement» qui tient en quelques mots : céder l’enseigne de hard discount, DIA, pour satisfaire les gros actionnaires… Dans le concert mondial et stratégique de la haute finance, Monsieur Olofsson possède une grande qualité : il est un serviteur corvéable, zélé, de vrais boss. Et chez Carrefour, les deux principaux actionnaires, qui forment un véritable tandem, sont Bernard Arnault (patron de LVMH) et Sébastien Bazin (dirigeant du fonds Colony Capital). Pour eux, rien n’est décidement trop beau.

Dans cette opération de début de vente à la découpe, les propriétaires de Carrefour espèrent tirer entre 3 et 4 milliards d’euros. Mais, pas de méprise. Carrefour, en tant que tel, ne percevra rien de ce pactole, qui alimentera exclusivement la holding commune au duo Arnault-Bazin. Bref, un joli bas de laine, symbole d’une ultrafinanciarisation des modes de gestion mis au service de la seule rentabilité… D’où l’extrême colère des syndicalistes, réunis hier en marge de l’AG. L’un d’eux résumait la situation : «Le gros problème chez Carrefour, ce sont les actionnaires, deux financiers qui rendent impossible la mise en œuvre d’une stratégie de reconquête efficace et qui n’ont qu’un objectif, retrouver leur mise de départ…» Avec la cession de DIA, que la plupart des observateurs considèrent comme une aberration financière et stratégique, les salariés s’inquiètent légitimement de l’avenir de leur société. Alors qu’en 2010, le groupe affichait encore près de 400 millions d’euros de bénéfices net pour un chiffre d’affaires de 90 milliards, près de 10.000 salariés sur 76.000 ont été sacrifiés en trois ans dans les seuls hypers. Depuis des mois, jamais la tension sociale n’a atteint un tel degré d’incandescence au sein de l’entreprise, où se sont multipliés les arrêts de travail pour des augmentations de salaires… À ce propos. Le patron Lars Olofsson a touché l’an dernier 2,6 millions d’euros de salaire et 900.000 euros en stock-options. Et vous savez quoi ? Il y a quelques jours, la justice a déclaré Carrefour Hypermarchés «coupable» de «paiement par un employeur de salaire inférieur au minimum mensuel garanti»… Cherchez l’erreur.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 juin 2011.]

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samedi 18 juin 2011

Opprobre(s) : Finkielkraut et Millet insultent la France, Onfray salit Sartre...

Finkielkraut-Millet. Même les coquins font tout pour être heureux… Sans doute n’avez-vous pas écouté, samedi dernier, l’émission d’Alain Finkielkraut, Répliques, sur France Culture. Voguant ce matin-là en covoiturage vers une destinée pré-funeste, inutile de vous dire que le bloc-noteur eut la nausée bien avant l’heure. Au micro de notre moraliste-maurrassien, deux écrivains. D’abord Jean-Claude Bailly, vite débordé, qui ne put jamais développer son idée de la France des couches de sédimentation de la conscience historique, exposée dans le Dépaysement (Seuil). Face à lui, l’ogre réactionnaire de la littérature, Richard Millet, était là non pour le contredire, mais pour asséner sans nuance sa propre vision de la France, décadente et cosmopolite. Vous devinez? Alain Finkielkraut buvait du petit-lait. Il faut dire que Millet, avec la publication de l’Opprobre (Gallimard), recueil-armé d’un écrivain en guerre – comme il le fut jadis lui-même dans les milices chrétiennes au Liban –, franchit une ligne blanche absolument odieuse. Au fil de ce texte, Millet reconnaît son obsession de la figure de l’ennemi, des ennemis, au point non pas d’essayer une réponse intellectuelle mais d’imposer une posture d’une rare brutalité, comme un sniper, au sens militaire du terme, pour exprimer la haine de «l’immigré» et de la France réelle. Qu’on en juge: «Quelle insanité ai-je proférée en constatant que ce pays n’est pas encore le Brésil ou Cuba mais une nation de race blanche avec des minorités étrangères ! Qu’une immigration chrétienne soit préférable à une immigration musulmane, voilà qui me paraît relever du bon sens, tout comme le fait que la France ne doive pas se renier elle-même pour maintenir la paix civile, menacée par ces minorités.» (p.85) Millet ne maintient plus seulement sa position. Il avance à découvert vers ce qu’il appelle «la destruction de la culture», renvoyant les envahisseurs «au ghetto» et déclarant vivre, lui, un «apartheid mental»… Vous avez bien lu.
Nous imaginons sans peine le plaisir raclé jusqu’à l’os du sieur Finkielkraut à la lecture de ces pages abjectes. Lorsque l’écrivain Millet dit: «Je suis en guerre», le philosophe l’aide à recharger son flingue et le couvre en invitant sur le service public l’auteur de ces mots: «Dans ce wagon de métro qui m’emmène vers la banlieue nord de Paris, et où je suis le seul Blanc et, sans doute, le seul Français, je songe à cette expression sociologique en vigueur il y a une trentaine d’années, le seuil de tolérance à l’immigration.» (p.63) Nous sommes loin des banlieues et autres quartiers populaires laissés en friche par la République, loin de l’atomisation sociale et de la paupérisation, loin de la France des multitudes… L’appel «aux forces armées dans les banlieues» fut évidemment montré en exemple comme preuve ultime de décrépitude finale. Sans parler du reste. Les prénoms aux «accents» arabes ; l’équipe de France de foot si peu «de souche» ; l’«expiatoire fantasme de l’hybridation générale» ; le délaissement de la langue «au profit de sa démocratisation utilitaire (…) pour ne pas désespérer les enfants d’immigrés» ; on en passe et des pires… Richard Millet, avant, c’était la Gloire des Pythre, Lauve le pur ou Ma vie parmi les ombres, des livres merveilleux que, jadis, nous avions encensés comme autant d’exaltations légitimes de ce bien précieux qu’est, effectivement, la langue française, sans savoir que ces textes admirables portaient déjà en eux un ultranationalisme des pires époques. Regrets éternels.

Onfray. Pendant ce temps-là (aucun rapport entre ce qui vient d’être écrit et ce qui suit, sauf peut-être une certaine colère face au temps qui est le nôtre), Michel Onfray poursuit sa percée médiacratique sans qu’on ne sache plus très bien où le conduiront ses objurgations successives. Après sa charge contre Freud, après l’éloge de Charlotte Corday, le philosophe hédoniste avec lequel nous n’avons pas pour habitude de polémiquer, s’est attaqué, il y a dix jours, dans les colonnes du Monde, à Jean-Paul Sartre. Un article et puis c’est tout. Un assassinat en quelques lignes. Michel Onfray exhume ainsi des phrases de l’inventeur de l’existentialisme, qui, arrachées à leur contexte, peuvent conduire sur de fausses pistes les lecteurs non informés de l’importance de Sartre dans son siècle. Le procédé laisse à désirer. Honnir Sartre sur la base de quelques engagements honorés à une époque où la philosophie prenait encore des risques avec le monde réel, de l’anticolonialisme aux portes des usines, voilà qui ne risque pas de choquer les bien-pensants de 2011 ! Dans son dernier livre, Manifeste hédoniste (éd. Autrement), Michel Onfray va plus loin en suggérant la possibilité d’un «capitalisme libertaire», d’une gestion «libertaire du capitalisme», assurant, pour ceux qui n’auraient pas bien compris, «ne pas être contre le capitalisme». Mais qu’arrive-t-il à l’inventeur génial de l’université populaire de Caen ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 17 juin 2011.]

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dimanche 12 juin 2011

Écrivain(s) : en mémoire de Jorge Semprun...

Semprun. Peut-être les vestiges d’une adolescence conquérante, toujours prête à panthéoniser les personnages qui nous firent entrer en littérature par les sommets. À moins que ce ne soit l’exaltation des instants de force de nos jeunesses, quand, renversés par quelques lectures, nous aurions préféré nous damner plutôt que de refuser d’héroïser leurs auteurs. Était-ce vilain défaut que d’aimer à en perdre la raison? Était-ce déjà péché d’orgueil de ne pas supporter qu’on puisse ne pas frissonner aux mêmes vibrations intellectuelles? Était-ce plutôt la trace-sans-trace qui parviendrait jusqu’à l’ici-et-maintenant et nouerait indéfectiblement en nous l’engagement et les mots? Un peu tout cela… Voilà ce à quoi nous songions lorsque la nouvelle de la mort de Jorge Semprun parvint jusqu’à nous, mardi soir, à l’heure où, d’ordinaire, seules les lumières sur la ville restent évanescentes. Avouons-le. Il est des moments dans l’existence où l’envie de fracas, de frénésie et d’emportements s’efface devant de profonds silences que rien n’apaise, pas même la compréhension d’un événement hélas attendu. Nous savions Jorge Semprun, quatre-vingt-sept ans, gravement malade, inexorablement atteint au cerveau. Rien n’a pourtant atténué notre irrépressible émotion. Douleur simple due à la disparition d’un des rares intellectuels que nous écoutions sagement.

Mort. Juste retour des choses. En ouvrant de nouveau l’un de ses chefs-d’œuvre, l’Écriture ou la vie (1994), nous avions oublié que l’une des deux citations mises en exergue par Jorge Semprun était de Maurice Blanchot: «Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir.» Qui mieux que Blanchot, bien sûr, pour cheminer vers ce projet fou, non compréhensible, de l’exorcisation de la mort par l’écriture. Écrire ou mourir. Écrire parce que mourir. Écrire et mourir. Semprun disait: «Plus je me remémore, plus le vécu d’autrefois s’enrichit et se diversifie, comme si la mémoire ne s’épuisait pas.» À ce propos, y aurait-il une loi de la citation à laquelle nous devrions répondre et devant laquelle nous serions responsables? Et devant qui ou quoi sommes-nous responsables dans le deuil? Devant l’homme, aussi grand fût-il? Sa mémoire? Son œuvre? Quelle est la meilleure façon de demeurer fidèle? Roland Barthes pensait: «Le roman est une Mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif.» Appareils à la fois destructifs et résurrectionnels, les livres nous traquent autant qu’ils nous apaisent. Semprun savait, lui.

Buchenwald. Premières images après la libération du camp.

Critique. Ne surtout pas réduire à quelques mots ou vagues impressions le résistant, qui adhéra en 1941 aux réseaux des FTP ; le déporté à Buchenwald, flanqué du matricule n°44904 ; le militant communiste exclu en 1964 du Parti espagnol ; le combattant infatigable de la justice et de la liberté ; l’intellectuel-penseur des totalitarismes… Ceux qui furent habités puis hantés par l’eurocommunisme n’oublieront jamais que Semprun fut une victime des durcissements prosoviétiques. Il dénonça avec courage les dérives staliniennes des années soixante. Puis se plongea dans l’écriture durant vingt ans, avant de devenir ministre de la Culture du gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Ses proches le décriront alors peu «taillé» pour le rôle, assez individualiste, peu favorable à la critique et même, disons-le, méprisant, voire brutal à l’égard des communistes contemporains…

Témoins. Impossible de taire l’élégance de l’homme que la gravité d’une souffrance insondable ne quittait jamais. Impossible de négliger qu’il fut toute sa vie l’infatigable littérateur de ce qu’il appelait la «nudité métaphysique». Ceux qui n’ont pas encore lu le Grand Voyage (1962) ont bien de la chance. Pour des générations de lecteurs, ce livre fut aussi important que Si c’est un homme (1947) de Primo Levi… Semprun était clandestin du Parti communiste espagnol, terré dans un appartement, menacé par la police franquiste, quand il en commença la rédaction en février-mars 1960. Il témoignera: «Je me retrouvais seul, immergé dans cette dimension déconcertante des heures creuses et des temps morts, sans fin.» Dans cet étrange état de conscience inconsciente, dans un processus de création qui le ramènera dans ses propres délibérations de la souffrance intime, Semprun racontera l’indicible du camp de Buchenwald. Lui, le rescapé – rescapé de quoi? Semprun était l’un des rares grands témoins qui firent œuvre de la verbalisation de la déportation et de l’extermination. Il répétait souvent: «Seule la littérature peut dire la vérité de ce que nous y avons vécu.» Et il ajoutait:
«Tout m’était arrivé, rien ne pouvait plus me survenir.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 juin 2011.]

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jeudi 9 juin 2011

Songe(s) : ce que je dois à Antoine Blondin...

Blondin. Le temps ne change rien à l’affaire. Partant du principe assez élémentaire que plus nous disposons de style, plus nous allons vite et loin, sachant par ailleurs qu’à bord de l’imagination les frontières se déchirent comme de vulgaires feuilles de papier, que ce soit sur les rives du Yangzi Jiang ou sur les contreforts d’un col pyrénéen, inventoriant enfin les raisons pour lesquelles nous aimons quelque chose ou quelqu’un, raisons qui sont parfois les plus secrètes mais très souvent les plus communes, nous continuons vaille que vaille de voir en Antoine Blondin l’incarnation paroxystique du mariage de la plume et du vélo. La métaphore cycliste n’a pas que des désavantages. Même la tête dans le guidon, le cul sur le bec de selle ou en danseuse, n’avoir d’yeux à ce point que pour l’écriture et le Tour relève du hussard et du chronicœur que seule l’épate maintient en tension. En 1956, Blondin écrivait: «Il existe deux sortes d’hommes : ceux qui ont suivi le Tour et ceux qui se sont contentés de le regarder passer au bord des routes, sur les écrans de cinéma, dans leurs rêves éveillés. La vérité m’oblige à dire qu’ils ne clignent pas du même œil.» Le bloc-noteur confirme. Les moyens modernes de communication ne remplaceront jamais la vie de la caravane itinérante de juillet. «Pour le Tour de France, j’ai la fête qui tourne», disait Blondin. Malheur à ceux qui ne savent pas.

Marginalité. Victime et prisonnier de sa propre légende à la gloire de Bacchus, qu’il a contribué à fomenter de son vivant et qui occulta une partie de son œuvre en la marginalisant, l’Antoine a cessé de boire le 7 juin 1991. Vingt ans déjà. Pour l’occasion, de nombreux ouvrages sont édités ou réédités (à la Table ronde en particulier), parmi lesquels signalons un nouveau recueil de chroniques intitulé Antoine Blondin, le muscle et la plume, publiée par l’Équipe sous la direction de Benoît Heimermann, président de l’Association des écrivains sportifs. Ce dernier a les mots justes: «Ces florilèges étourdissants de croquis et de chroniques, écrit-il en présentation, sont autant de grandes œuvres complémentaires, mitoyennes, consanguines.» Le romancier Patrice Delbourg ajoute dans la préface: «Déjà posthume de son vivant, un posthume sur mesure. (…) Ceux qui n’ont jamais lu Blondin sont bien chanceux, grâce à lui et à sa manière, ils vont bientôt croire que le bonheur existe à condition de trouver les mots pour le dire.» Blondin, pourtant, n’aimait pas écrire. Mais il ne savait «rien faire d’autre». Drame troublant et plutôt agréable pour un esthète des mots qui parvint à créer une forme nouvelle de snobisme: celui de la chronique sportive. Mais un drame d’écrivain, aussi, qui l’emmena néanmoins aux quatre coins du monde depuis le café le Rubens, qui lui tenait lieu de bureau dans son Saint-Germain-des-Prés, le tout soldé par une poignée de romans, cinq en tout: l’Europe buissonnière, les Enfants du bon Dieu, l’Humeur vagabonde, Un singe en hiver, Monsieur Jadis ou l’École du soir. Comment ne pas balayer d’un revers de mots cette réputation de paresse acquise en vingt années de silence romanesque? Que se cachait-il derrière le brillant chroniqueur, derrière l’écrivain éthylique dont les dérives ont donné naissance à une mythologie germanopratine de leveurs de coude, derrière l’auteur d’Un singe en hiver porté à l’écran? Dans la biographie de référence publiée en 2004 chez Gallimard par le très célinien Alain Cresciucci, la marginalité blondinienne apparaît dans toute sa mélancolie et s’apparente à une revendication (pour lui et pour nous tous): celle de vouloir «vivre» dans les marges, bien sûr, mais surtout celle s’incarner en «êtres de rupture». Quitte à payer le prix de l’insupportable déchéance par-et-avec la boisson. Ce que Cresciucci appelle «l’effondrement programmé dont il éprouvait, derrière les grimaces pour un public trop souvent complaisant, l’intolérable souffrance».

Énigme. Anarchiste et réac, à l’image de son modèle Marcel Aymé, Blondin a politiquement titubé. Il aimait Londres, Rimbaud, le Tour, le rugby, sa maman et l’alcool. Sorte de père spirituel ès lettres pour tous ceux qui prétendent «écrire» sur le cyclisme, il a suivi vingt-sept éditions de la Grande Boucle, comme s’il s’agissait à chaque fois de son ultime escapade littéraire. Des témoins racontent qu’il rédigeait ses romans en un mois, sans une rature, en jet continu. «Pourquoi écrire un mot que l’on doit retrancher après», demandait-il? Lorsqu’il devait «rendre» sa chronique à l’Équipe, il grommelait : «Une bonne page est une page remplie.» Et puisque «l’homme descend du songe» (dixit), il nous reste une énigme. Celle de son roman mythique dont il n’a probablement écrit que le titre : le PC des maréchaux. Entre la rue Mazarine et la place Saint-Sulpice, chacun traque le manuscrit en vain. Inutile d’en chercher la trace au café Le Rubens, il n’existe plus.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 juin 2011.]

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mercredi 8 juin 2011

2012 : à propos de responsabilité

Puisqu’il convient désormais de parler de précampagne électorale (bien entamée comme chacun peut le constater), reconnaissons que le climat «moral» de ce début de joute politique a de quoi nous inquiéter. Alors que la perspective de 2012 devrait d’ores et déjà permettre les conditions d’un grand débat sur notre à-venir commun et les conditions pour réinventer le vivre-ensemble, une odeur nauséeuse pollue l’air du temps. D’affaires en affaires, d’accidents médiatiques en coups bas pathétiques pour alimenter ces «buzz» qui font la fortune des racoleurs médiacratiques en tout genre, sans parler des commentaires vides en analyses éditocratiques, nous sentons monter un ras-le-bol pouvant, hélas, détourner de la politique de nombreux citoyens qui auraient intérêt au contraire à s’y intéresser de près…

Les logorrhées actuelles nous éloignent de l’essentiel et, plus grave encore, diffusent cette forme nihiliste et suicidaire du «tous pourris» qui ne sert que l’ambiance minable du populisme et du lepénisme. Le monde est-il donc si chatoyant pour qu’on puisse ainsi ignorer la montée des périls sociaux et humains? Et la France, se porte-t-elle si bien après quatre années de sarkozysme, pour qu’on délaisse sans vergogne les sujets qui préoccupent ceux qui souffrent de la crise économique et de l’atomisation sociale galopante? On voudrait priver les citoyens d’un débat approfondi qu’on ne s’y prendrait pas autrement… Entre DSK et sa villa au loyer mensuel trois fois supérieur à un smic annuel (eh oui !), entre le supposé sexiste Tron et le possible délateur Ferry, entre toute la clique d’«experts» qui trustent tous les micros pour déblatérer leur «science» sur tout et n’importe quoi et un certain futur papa, qui, du Palais, prépare son plan de communication façon couches-culottes et lait en poudre, on voudrait hurler «assez!» sans même savoir si ce genre de cri reste encore audible par les temps qui courent…

L’époque reste paradoxale. Jamais le sarkozysme n’a été à ce point affaibli, comme le montrent inlassablement tous les sondages, et jamais sans doute n’a été aussi forte cette révolte qui monte des tréfonds, prenant toutes les formes imaginables. Pourtant, cette critique forte d’une société qui donne à une immense majorité l’impression «de vivre plus mal que jamais» s’accompagne d’un discrédit des partis politiques, de toutes les formations, y compris de gauche, qui prétendent incarner le changement tant souhaité. Le danger serait d’ailleurs grand de transformer la perspective de 2012 en un unique référendum anti-Sarkozy. Face à la plus formidable entreprise de destruction sociale depuis la Libération, toute idée de reconquête passe obligatoirement par un mouvement populaire massif se fixant pour objectif de désarmer les vautours de la finance, où qu’ils soient.

Au fond, ce n’est pas la seule «sortie du sarkozysme» ou une simple «sortie de crise» qu’il faut imaginer, mais un changement de société. Pour que l’espérance ne devienne pas, encore une fois, un désenchantement. En ce domaine, la responsabilité des communistes, réunis les 4 et 5 juin en Conférence nationale, et du Front de gauche est immense… Tous les citoyens progressistes ne veulent plus être déçus. Ils aspirent à un bouleversement profond, donc à la réussite d’une «bonne» gauche. Pour éviter qu’un Nicolas Hulot ne se transforme en Jean-Louis Borloo. Pour bousculer l’hégémonie du PS – et plus si affinité…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 6 juin 2011.]

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jeudi 2 juin 2011

Pourquoi la logorrhée de Ferry nous donne la nausée...

«Les cons ça ose tout, c’est même ça qu’on les reconnaît.» Michel Audiard n’aurait pas détesté l’histoire du philosophe-délateur préférant le buzz médiatique (celui du vide de la pensée) à la réflexion inhérente à sa supposée fonction. Car voyez-vous, Luc Ferry est un cas d’espèce(s) qu’il faudrait un jour protéger s'ils venaient à manquer... Ainsi, l’autre soir dans le «Grand Journal» de Canal+, l’ancien ministre de l’Education nationale (vous aviez oublié, hein?) n’avait rien à dire, ce qui lui arrive souvent. Alors, comme pour épater la galerie et sur-jouer «l’homme de la haute qui sait, lui», il a cru bon d’évoquer l’histoire rocambolesque, d'abord rapportée par le Figaro Magazine, d’un «ministre qui s’est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons». Avant d’ajouter: «J’ai des témoignages des membres de cabinet au plus haut niveau et des autorités de l’Etat au plus haut niveau… Si je sors le nom maintenant, c’est moi qui serai mis en examen et à coup sûr condamné, même si je sais que l’histoire est vraie.»

Et voilà. Beaucoup de bruit pour faire du buzz. Depuis, la polémique ne cesse d’enfler légitimement. S’il prend le temps, Luc Ferry aura au moins tout loisir pour philosopher sur son pathétique accident médiatique. Un accident d’une extrême gravité néanmoins, car ce n'est pas dans le secret feutré du bureau d'un juge qu'il s'est exprimé mais sur le plateau d'une grande chaîne de télé... Excusez du peu. Un ancien ministre arrêté au cours d’une partouze pédophile à Marrakech ; l’affaire étouffée par les plus hautes autorités de l’Etat ; tout le monde médiatique soi-disant au parfum ; bref une omerta généralisée… Si l’affaire est avérée, nous voilà devant un scandale d’Etat considérable. Si Luc Ferry a balancé une sombre rumeur comme il en est beaucoup, la calomnie est d’une monstruosité sans nom - et pas seulement pour l'ancien ministre socialiste dont il s'agit, qui, tout porte à le croire, va bientôt porter plainte…

L’ouverture par le parquet de Paris d’une enquête préliminaire devrait permettre, rapidement, d’en savoir plus sur ces allégations de Ferry, qui viennent peut-être d’ouvrir le grand déballage de printemps. Car le contexte est pourri, totalement pourri. Les affaires DSK et Tron sont en effet passées par là. Entre le grand «complot» permanent et justement le «tous pourris», entre la volonté de réguler désormais les vies privées de tout le personnel politique et la pression toujours tonitruante d’une société machiste et patriarcale, un pan de la démocratie et avec elle une certaine idée de la République semble vaciller sur un socle de plus en plus friable. L’air est devenu pestilentiel. D'autant que cracher dans la soupe aux ragots laisse toujours des traces. Surtout venant d’un philosophe n’ayant pourtant jamais eu, certes, la capacité d’éclairer le monde. Autant le dire, la logorrhée façon délation de Ferry donne la nausée. Mais ses conséquences risquent de carrément nous faire vomir. Car le «tous pourris» ne sert que l’ambiance minable du populisme et du lepénisme.

Une dernière chose. N’est-il pas temps de s’interroger – enfin – sur tous ces personnages publics de la médiacratie rampante qui trustent tous les micros pour déblatérer leur «science» sur tout et n’importe quoi, du matin au soir, à longueur d’antenne? Dans le genre, Luc Ferry est l’un des champions hors catégorie… A force de donner son opinion sur tous les sujets pour faire le beau, on finit par se vautrer dans les caniveaux. Ils sont déjà en masse à y patauger. Mais si on ne fait rien, ils seront bientôt trop nombreux pour pouvoir agir. Qu’ils s’en aillent tous ! Franchement, devant un tel un abaissement du climat politique, devant une telle crise morale qui nous fait penser aux pires époques, il en va de notre vitalité démocratique.

(A plus tard…)