lundi 28 mars 2011

Combat(s) : comment agir face la menace antirépublicaine ?

Sens. «L’esprit vit de différence, l’écart existe, la plénitude le laisse inerte.» Du fin fond de l’enceinte à peine close de notre mémoire, quelques mots de ce cher Paul Valéry pour que notre propre muséographie se manifeste en majesté radicale à l’heure de tourments si vastes qu’ils hésitent entre ferveur et terreur. Dans un monde dit de la «révolution informationnelle» où les signalisations partout pullulent et remplacent aveuglément toutes formes d’indications symboliques, qui, jadis, nous servaient au moins de garde-fous philosophiques, nous apparaît de plus en plus clairement, comme un paradoxe, l’absence de direction. Donc de sens. D’un côté, la mondialisation des idées, capable de créer (est-ce déjà le cas) une infratexture société-monde pouvant projeter en relief des valeurs universelles. D’un autre côté, la globalisation capitaliste, qui ressemble à un abîme de dé-civilisation néo-totalitaire et de liquéfaction de l’humain et de l’être-en-local, laissant sur les rives de nulle part quelques désenchantés rêvant encore de surmonter les fractures de la violence sociale dans une unité supérieure que nous appellerons schématiquement «bien commun» ou projet de re-civilisation de nos sociétés – rien de moins.

République. Accumulée dans l’épaisseur des injustices et du cours de l’histoire placé en Bourse, trouve-t-on encore la conscience de nos origines d’émancipation et d’insurrection ? Poser cette question, en apparence saugrenue dans ces colonnes, peut ressembler sinon à de la provocation au moins à un contresens. Elle concerne pourtant chacun d’entre nous, citoyens du premier cercle, sollicités que nous sommes par le goût des autres à nous boucher le nez, les yeux et les oreilles, ou à jouer les Zola au petit pied, voire aux Germanopratins pathétiques capables d’indignations verbales (quand même !) mais forcément stériles (pourquoi se salir les mains?)… Avant de penser à la grande Révolution par les mots, occupons-nous d’abord par les actes de notre précieuse République. Car l’universalité de son objectif n’est pas un avatar des siècles anciens, mais a été à la source de cette conception qui fonde l’État moderne. L’idéal conséquent des Lumières reste en effet le pouvoir de ceux qui peuvent agir au nom de la Raison et de l’Espérance – dépasser le réel pour tendre vers l’impossible, faire plier la réalité à la forme du songe… L’État-nation explose aujourd’hui sous les assauts du capitalisme financier néolibéral, réduisant les citoyens à des individus isolés, ramenés à leur fonction de consommateurs égoïstes, garantie d’une humanité docile… Face à ce défit monumental et à la perte des repères, n’oublions jamais que nous n’avons pas besoin de nouveaux «démocrates» pour refonder notre vieux pays, mais de toujours plus de républicains pour davantage de République !

Peuple. Si l’optimisme naïf ne doit surtout pas avoir 
de prise sur nous, a-t-on le droit néanmoins de livrer une lecture, en creux, du dernier «message» électoral? Dans le refus de vote qui n’est pas le vote FN, autrement dit dans cet océan d’abstention qui tsunamise la démocratie, ne peut-on voir comme l’expression d’un «signe», d’un «autre chose» qui ne dit pas encore son nom mais qui montra le bout de sa silhouette pendant le mouvement des retraites par exemple? Expliquons-nous. C’est un fait, jamais, depuis la guerre, les Français n’avaient à ce point engendré une logique de peur et d’exclusion dont les relents fascisants nous ramènent, par un mouvement d’involution inquiétant, aux années 1930… Mais précisément : qui aurait parié aux débuts de ces années-là sur l’émergence d’un Front populaire massif, dans la rue comme dans les urnes ? «En France, historiquement, les désarrois de masse se transforment toujours en conflit de classes», écrivions-nous ici même il y a trois semaines. Avions-nous tort de procéder à ce rappel élémentaire? Tétanisée par l’économie mondiale, impuissante pour l’heure à repenser l’avenir avec crédibilité, enfermée dans une spirale du doute et de l’échec historique, la gauche de transformation ne doit pas seulement repenser un projet de société. Face à la menace antirépublicaine incarnée par les lepénistes et une frange non négligeable des umpéistes enfin démasqués, cette gauche républicaine et sociale doit (re)partir au combat sans avoir peur ni de l’affrontement ni de l’ampleur de la tâche. Un combat de tous les instants, sur tous les fronts, condition sine qua non d’un éventuel sursaut citoyen. Une partie du peuple veut se tourner vers la fonction tribunitienne fascisante : il est responsable et coupable. Mais est-il seul coupable, puisqu’il est trompé ? «Comprendre trop tôt expose à n’avoir pas conscience de tout ce qui édifie ou organise le “comprendre”», disait Valéry. Comme un rappel à l’ordre.
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 mars 2011.]
 
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samedi 26 mars 2011

Quand Jack Ralite rappelle la gauche à une certaine morale

Dans un article important publié par la site internet de l'Humanité, samedi 26 mars 2011, le sénateur communiste Jack Ralite, ancien ministre, exhorte la gauche, toute la gauche, à se ressaisir avant le deuxième tour des élections cantonales, ce dimanche. Citant en avant-propos Albert Camus : «Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde», Jack Ratite, non sans émotion et une certaine solennité, ne mâche pas ses mots concernant l'attitude de certains candidats de gauche.

«Voici 50 ans qu’à des titres divers, je suis élu de cette banlieue dont Saint-Denis et Aubervilliers sont si symboliques de la vie populaire, de l’histoire ouvrière, rappelle le sénateur. Je connais les efforts gigantesques d’invention et d’action, pour et avec les habitants, que ces villes ont dû faire pour sortir de leur statut de « communs de la société.» Puis il précise : «Et comme chacun, aujourd’hui, je mesure ce qui se joue à Aubervilliers, à Saint-Denis et dans le Val-de-Marne : placés par les électeurs loin derrière les candidats Front de Gauche au premier tour, des candidats PS/EELV ont décidé de se maintenir au second, au rebours de toute l’histoire de la gauche -et ceci malgré les réticences de nombreux militants de ces deux partis, ouvrant par là même la boîte de Pandore des divisions à gauche.»

Nous y voilà. Ajoutant que «cette affaire n’est pas une guerre picrocholine», mais «pose, très au-delà des enjeux de pouvoir et de postes, une question fondamentale de morale», Jack Ralite déclare qu’en «balayant les principes qui avaient permis les victoires passées, les candidats PS/EELV concernés obèrent celles de l’avenir. Surtout, ils lâchent les digues de la compromission au pire moment, à l’un de ces instants où seule l’éthique peut sauver la politique.» On ne saurait mieux exprimer ce que tous les citoyen(ne)s authentiquement de gauche pensent intimement, parfois avec colère, depuis quelques jours…

«Je le dis à hauteur d’homme, mais avec force: cela me déchire», écrit le sénateur communiste et ancien maire d’Aubervilliers. Les choses sont simples: pour l’emporter, les candidats PS/EELV ont en effet besoin des voix non pas seulement de la droite, mais aussi de l’extrême droite. Et la droite, pour la première fois explicitement à Saint-Denis, appelle à voter PS/EELV... Vous avez bien lu ! Jack Ralite l’écrit sans détour: «Imagine-t-on ce que serait un conseiller général de gauche qui, devancé au premier tour, l’emporterait au second par l’apport de voix de droite mais surtout, dans le rapport des forces actuels, par l’arbitrage du FN? Mesure-t-on le désarroi, la confusion, la brèche que cela créerait? Ainsi, un homme, une femme de gauche pourrait être élu-e à la faveur de pratiques devant lesquelles certains hiérarques de droite même reculent? Et dans des territoires si emblématiques de ce que la gauche peut faire de meilleur au service des populations? Mais c’en serait fini de la dignité de la politique, de l’honneur que l’on a, tous, de croire en quelque chose qui dépasse nos seuls intérêts!»

En ces heures de grands troubles républicains, particulièrement dans ces quartiers populaires où les souffrances de ceux que rongent le chômage, l’insécurité, l’échec scolaire sont immenses et dévastatrices, je pense exactement comme Jack Ralite: «Que l’on n’invoque pas ici le pluralisme, encore moins la démocratie. Ce qui blesse le pluralisme, ce n’est pas qu’un candidat respecte les principes du désistement républicain. Et ce qui souille la démocratie, c’est bien que l’on puisse sacrifier les valeurs fondamentales aux intérêts égoïstes.»

Jack Ralite a raison: «Jamais je ne détournerai la colère ailleurs que vers ceux qui mettent le monde à l’envers, jamais je n’instrumentaliserai le malheur et la misère. Et jamais je ne dévaloriserai ce que des décennies de gestion de gauche ont gagné pour les habitants d’Aubervilliers, de Saint-Denis, et de bien d’autres villes, dans le domaine de la santé, de la culture, du social, de la jeunesse. Car dénigrer, instrumentaliser, c’est à terme ajouter les désillusions à la souffrance, remplacer la colère par la rancœur, le chemin de l’action par la fausse route de l’abstention et du rejet de l’autre. Face à la misère, bien plus qu’ailleurs, il faut toujours et toujours rassembler. Et rien d’autre.»
De fait, comment peut-on, en toute (in)conscience, mettre le Front national, plus menaçant que jamais, au centre du jeu, favorisant ainsi «la contamination par ses idées». L’indignité a-t-elle encore des bornes, quand elle se cache derrière une République blessée, souillée?

POUR LIRE L'INTEGRALITE DU TEXTE DE JACK RALITE
ET LE DIFFUSER LARGEMENT :

LIRE EGALEMENT L'APPEL DE PATRICK LE HYARIC,
DIRECTEUR DE L'HUMANITE ET DEPUTE EUROPEEN :
http://patricklehyaric.net/2011/03/24/dimanche-a-aubervilliers-voter-et-faire-voter-pour-pascal-beaudet-et-leila-tlili/


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jeudi 24 mars 2011

La France a besoin d'un sursaut républicain et citoyen !

«Le parti de la neutralité qu’embrassent le plus souvent les princes irrésolus, qu’effraient les dangers présents, 
le plus souvent aussi les conduit à leur ruine.» Ces temps-ci, Machiavel lui-même traduirait à sa manière le cynisme qui prévaut dans les rangs présidentiels. L’incroyable cacophonie, de même que la crise de leadership à la tête de l’État-UMP, témoigne
du gravissime pourrissement institutionnel en cours, nous livrant au passage des indications définitives sur la moralité politique de la bande du Fouquet’s. Qu’on en juge. En cas de duel gauche-FN, les électeurs sont-ils «libres» de leur vote, comme l’a suggéré Nicolas Sarkozy, tel un chef de parti? Ou doivent-ils «voter contre le FN», comme l’a réclamé François Fillon, avant de se faire étriller par plusieurs députés qui lui reprochaient une «divergence» avec le président ? En d’autres termes, l’insoutenable posture du «ni-ni» va-t-elle s’imposer d’ici au deuxième tour ?

L’affaire est sérieuse. Les postures ambiguës au sein de l’UMP, voire les rivalités franches, prouvent que les équations symboliques de la République volent en éclats au cœur même de cette «droite nationale» – comment l’appeler autrement ? – en voie de recomposition avancée. Plusieurs élus UMP déclarent d’ores et déjà qu’ils voteront FN. Beaucoup d’autres, alignés sur la ligne du chef de l’État, refusent l’idée d’un «front républicain» au prétexte qu’il «validerait» la thèse d’une confusion «UMPS». Non seulement cette explication donne quitus à Le Pen, mais, plus grave, elle accrédite l’idée que le FN serait devenu un parti républicain… Est-il nécessaire de rappeler dans ces colonnes que l’extrême droite lepéniste se caractérise, entre autres choses, par un anti-républicanisme viscéral totalement incompatible avec l’idée universelle du vivre-ensemble ? Sarkozy et ses affidés, en pleine (in)conscience, semblent prêts à brader les derniers fondamentaux d’une République souillée. Banaliser les propos et la montée du FN ne leur suffisait donc pas : ils sont prêts à perdre leur âme et leur honneur !

Nous ne sommes pas les seuls à réclamer un sursaut républicain et citoyen d’ampleur. Mais un sursaut qui dépasserait les mots et les postures d’indignation. Car la France va mal, très mal même, comme le signale avec gravité le futur-ex-médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, dans son ultime rapport : «le service public ne porte plus son nom ; nous vivons le choc des égoïsmes, le populisme», etc. Il n’est plus l’heure de se demander pourquoi tout l’appareil d’État et de la médiacratie rampante a réussi le tour de force de dérouler durant des mois le tapis rouge sous les pieds de Le Pen, lui permettant de surfer à sa guise sur la crise économique, sur les ruines d’une France en atomisation sociale avancée, sur le pourrissement du sarkozysme, sur les misères du monde libéral ou les méfaits de l’Europe… Nous connaissons les ressorts extrêmes. Sans l’idée 
d’un destin collectif et d’une espérance politique véritable, seules dominent les peurs et les humiliations…

Ne nous racontons pas d’histoire. La responsabilité de la gauche, de toute la gauche, est immense pour réinstaller cette espérance crédible, quitte à bousculer brutalement l’hégémonie du PS, trop accommodant avec le carcan du libéralisme : la nouvelle menace du «pacte de compétitivité» européen en est une illustration hélas tragique… Face à la plus formidable rage de destruction sociale depuis la Libération, ce n’est pas une simple «sortie de crise» qu’il faut imaginer, mais bien un changement de société. Un changement radical.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 23 mars 2011.]

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mercredi 23 mars 2011

Humain(s) : à propos du Japon et des aveuglements de l'Homo sapiens...


John Donne (1572 –1631).
 Glas. «Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble. Si la mer emporte une motte de terre…» Les poètes laissent des empreintes qu’aucun cynisme humain ne parvient à effacer – seules convergent ou non les volontés humaines arrachées au néant. «La mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.» Jamais sans doute John Donne, considéré comme le chef de file de la poésie métaphysique, n’aurait imaginé depuis son XVIe siècle natal que des hommes, longtemps après que les sciences se sont emparées de certains de ses questionnements ontologiques, s’emploieraient à arraisonner ses phrases comme autant de bouées de sauvetage jetées par-dessus les générations, pour que, en pleine épreuve philosophique, les heurts de notre époque la recouvrent et la dépassent. Ainsi, devant l’épouvante japonaise, face à ce pays que nous aimons d’un amour désolé par les soubresauts d’une nature irascible (pléonasme), nous sollicitons un répit d’autant plus impossible que notre chair et notre âme, bouleversées par les vies fauchées et la menace d’une apocalypse portée par l’atome, refusent de s’éclairer d’une lueur de complicité dans l’ombre des solitudes.

Alchimie. À l’aveuglement de l’Homo sapiens, dont la rationalité manque de complexité, se joint souvent l’aveuglement de l’Homo demens possédé par ses fureurs et ses croyances obscurantistes… Et puis, soudain, l’homme plie et ploie sous les assauts de la nature, toujours inattendue, et nous recouvrons nos certitudes amalgamées d’un voile d’humilité retrouvé. Contraints et forcés, nous laissons alors de côté, pour un temps, nos indulgences plénières envers les furieux qui tentent d’accrocher un petit wagon dans le paradis au train de la réalité. Mais comment prendre congé du siècle sans fuir lâchement ? Impossible. Nous partageons douleur et peur, peine et alarme. Et bien que nous communiquions désormais dans un ensemble-monde qui syntonise des émotions universelles, nous n’avons, chacun, qu’une plume dans nos fourreaux pour écrire notre profonde désolation. Les mots des «écrivants» sont bien peu de chose pour désavouer les débordements, les contraindre à la condition des hommes. Seulement voilà, ne pas renoncer à la maladresse des orgueilleux qui s’essaient encore au déchiffrage du monde ne signifie en rien ne pas admettre son impuissance devant des événements d’une complexité multiforme.
 Conscience. Des dizaines de milliers de personnes ont été ensevelies par la boue et l’anonymat, toutes égales devant l’horreur. Et par une alchimie titanesque qu’aucune pensée humaine ne pouvait sérieusement accréditer, à défaut de l’avoir imaginée, la désolation et l’angoisse se conjuguent presque à un temps inconnu : mélange de deux puissances a priori mal assorties, la nature (tremblement de terre, tsunamis…) et l’être humain (l’énergie nucléaire, la fission…). L’héroïsme est-il créateur ? Tout progrès réclame-t-il son dû, sa catastrophe à anticiper ? Vivre de mots et d’images, n’est-ce qu’esquive ? Sur cette globale-planète, les machines relient les hommes, c’est entendu : mais séparent-elles les humains ? Entre l’objet perçu et la chose vécue, l’ultraréalité exige que nous fassions toute sa place à une conscience pour laquelle un monde vivant existe et que le rapport avec celui-ci s’appelle l’intentionnalité. Malgré le deuil et l’état de contrition intime, ne nous laissons pas abuser par les longues suites de pensées muettes, par les inactions, par les leçons tôt données. Être pleinement «dans» le monde, c’est toujours partir et re-partir d’un néant «de» monde et de conscience. Pour se métamorphoser d’abord, de manière inattendue mais totalement préméditée, puis se revendiquer conscience-dans-le-monde…
Chaos. Le savons-nous assez ? Face à la catastrophe, quelle qu’elle soit, l’homme, toujours capable de révoltes, ne panique pourtant jamais. Toutes les recherches l’ont démontré. Dans n’importe quel pays, les situations d’urgence ne génèrent pas un comportement brutal et égoïste, mais de la solidarité et de l’empathie collective. Comment et pourquoi les hommes, en position de victimes absolues, ne perdent que très rarement leur sang-froid ? Parce que, inconsciemment, ils ne confondent pas peur et panique –cette dernière n’étant que la peur additionnée à la perte du contrôle de soi… Chacun dans son coin, les sentiments les plus vils dominent. Collectivement, la passion réfléchie de l’autre s’impose. Au bord du chaos, les Japonais embrassent à leur manière la nuit des temps. Et nous tous avec.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 18 mars 2011.]
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lundi 21 mars 2011

Pétition : " Pour la réhabilitation des Communards ! "

A l'occasion du 140e anniversaire, je me permets de relayer l'appel des Amis de la Commune, publié vendredi 18 mars dans l'Humanité des Débats.

PAR LES AMIS DE LA COMMUNE :
Le 11juillet 1880, la loi portant amnistie générale des communards est adoptée. Elle permet à ceux-ci de sortir des prisons, de revenir de déportation ou d’exil, mais, et c’est bien là le sens profond de l’amnistie, la loi vise seulement à éteindre l’action publique (les seules poursuites pénales) et à effacer la peine prononcée sans effacer les faits. Elle n’est en aucun cas une révision de la condamnation. Elle est un pardon légal qui vise au silence, à l’amnésie.
Cent quarante ans après la Commune de Paris, il est plus que temps que la nation aille au-delà de l’amnistie. Il est plus que temps de reconnaître à la Commune toute sa place dans l’histoire universelle comme un vecteur décisif de la conquête de la République, de la conquête des droits sociaux qui traduisent les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité.
Il est plus que temps de reconnaître qu’on ne peut accorder la moindre valeur juridique aux fusillades sommaires sur les barricades, aux exécutions en masse décidées en quelques secondes par les cours prévôtales pendant la Semaine sanglante et aux condamnations hâtives de milliers de communards par les cours versaillaises pendant les mois qui suivent la Commune.
Cent quarante ans après, si la révision légale de tous les procès paraît une procédure improbable à conduire, nous demandons comme une urgence démocratique la réhabilitation de la Commune et des communards. Elle doit se manifester par toute une série de mesures concrètes immédiates :
– donner à la Commune de Paris dans les programmes scolaires toute sa place, à la mesure de son importance ;
– inscrire la Commune dans les commémorations nationales ;
– indiquer les noms des élus de la Commune dans les bâtiments de la République concernés (mairies, ministères) ;
– indiquer le nom des directeurs des administrations nommés par la Commune dans les locaux de ces administrations (Assistance publique, poste, monnaie, Imprimerie nationale…) ;
– reconnaître les communards par un nombre significatif de noms de rue, des plaques, des monuments.
Mais la plus belle forme de réhabilitation des communards serait que soient enfin mises en œuvre les mesures démocratiques et sociales de la Commune, qui restent d’une brûlante actualité dans le monde où nous vivons :
– une démocratie qui permette au peuple d’être entendu et de conserver sa pleine souveraineté
– reconnaissance de la citoyenneté pour les étrangers ;
– égalité des salaires des femmes et des hommes ;
– réquisition des logements vacants pour les sans-domicile ;
– réquisition des entreprises abandonnées ;
– démocratie sociale et contrôle salarié ;
– justice accessible à tous ;
– école laïque, gratuite et obligatoire.
En signant cette pétition des Amis de la Commune de Paris 1871 pour la réhabilitation de la Commune et des communards, nous affirmons que l’espoir en un monde libéré de ses chaînes, surgi il y a cent quarante ans, est plus vivant que jamais ! La Commune n’est pas morte !

Pour signer cette pétition :  Site des Amis de la Commune

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vendredi 18 mars 2011

L'ONU et la Libye : une nouvelle guerre

Comment venir en aide aux insurgés libyens en dépassant la simple indignation morale mais sans pour autant déclencher une énième guerre absurde et mortifère pour tous, à commencer pour les peuples arabes eux-mêmes ? Face à ce questionnement cornélien que tout internationaliste et citoyen du monde portait en lui confusément depuis des jours et des jours, sans qu’aucune solution satisfaisante ne puisse être apportée véritablement par les acteurs du drame qui se joue en Libye, le Conseil de sécurité de l’ONU vient donc de répondre à sa manière en adoptant une résolution qui autorise le recours à la force contre l'armée de Mouammar Kadhafi. Des frappes aériennes. Que l’on qualifiera sans doute, dans les heures qui viennent, de « chirurgicales »…

Malgré les propositions de « cessez le feu » déjà lancées par un Kadhafi que l’on imagine aux abois, sommes-nous officiellement en guerre ? Une de plus ? Bien que le « cadre » de l’intervention semble pour l’instant limité et qu’une issue diplomatique de dernière minute ne soit pas totalement exclue, une question nous hante néanmoins : le Conseil de Sécurité prend-il le risque d'un engrenage en s'inscrivant ainsi dans une logique guerrière aux conséquences hasardeuses ? En ce domaine, l’histoire contemporaine nous incite à la plus grande prudence… Tâchons de ne pas avoir la mémoire courte, car aujourd’hui seul le sort des Libyens doit nous importer, tout comme l’avenir d’une région en légitime révolte. Nous connaissons parfaitement bien les dangers potentiels et concrets des guerres, nous connaissons aussi par avance ce que signifierait une mise sous tutelle des révolutions arabes : ce serait un signe catastrophique donné à tous les peuples en voie d’émancipation…

Avec un réel sentiment de colère, nous regardions comme tous le sort tragique réservé par Kadhafi à sa population, et singulièrement aux insurgés, massacrés les uns après les autres, bastion après bastion. Nous savions que l’homme de Tripoli, enfoncé dans sa propre folie, était capable du pire pour se maintenir au pouvoir et en vie (politique), et qu’il utiliserait tous les moyens militaires encore à sa disposition pour renverser la révolution en cours jusqu’à faire saigner Benghazi, symbole des symboles.

Beaucoup de commentateurs, évoquant le précédent lointain mais toujours poignant de la guerre d'Espagne, disent aujourd’hui : « Il était temps. » En effet, depuis cette résolution votée à l’ONU, dont les principaux instigateurs furent la France et la Grande Bretagne, le flot discontinu de commentaires pour dire « enfin ! » semble ensevelir les éventuelles réserves que tout observateur quelque peu dialecticien se doit pourtant d’observer. Devrait-on se montrer dupes des tours de passe-passe diplomatiques qui ont émaillé le drame libyen depuis plusieurs jours ? Par exemple, pourquoi les Etats-Unis ont-ils finalement accepté de voter cette résolution, alors que, depuis le début, ils ont ouvertement maintenu deux fers au feu comme s’il s’agissait avant tout de protéger leurs intérêts et surtout pas de mettre en œuvre toutes les possibilités d'aides directes ou indirectes (les États arabes) envers la rébellion libyenne ? Pourquoi avoir laissé pourrir la situation ?

Ainsi, ceux qui bombardent en Afghanistan ou en Irak, voudraient cette fois « protéger » la Libye. Autrement dit, ceux qui n’ont pas levé le petit doigt quand Israël massacrait Gaza, ou, il y a quelques jours et quelques heures encore, quand on écrasait les insurgés au Bahreïn avec l’appui de troupes saoudiennes, veulent nous faire croire qu’ils se prennent tout à coup d'un amour immense pour les peuples arabes !

[EDITORIAL publié sur humanite.fr le 18 mars 2011.]
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jeudi 17 mars 2011

La Commune de Paris : un hors-série exceptionnel de l'Humanité !

Le 18 mars 1871, l’insurrection dans la capitale provoque une onde de choc politique et sociale qui va traverser l’histoire. Dans un hors-série d'ores et déjà disponible, l’Humanité retrace cet événement qui hante encore toutes les mémoires et les inspire…

Sur les ruines encore fumantes d’un monarchisme toujours revanchard et des derniers feux de l’empire, dans un pays exténué par le siège des Prussiens et humilié par la défaite de Sedan et l’armistice, le temps était à se battre pour bâtir une société nouvelle. Le samedi 18 mars 1871, avant le jour, dix régiments s’ébranlent et vont, comme en témoigne une affiche hâtivement placardée, mettre hors d’état de nuire «des hommes malintentionnés… qui se sont constitués les maîtres de Paris… par ordre d’un comité occulte». Cette tentative par le gouvernement de reprendre les canons que détenait la garde nationale parisienne – qui aurait pu n’être qu’un incident comme un autre – déclenche chez le peuple parisien une révolte dont le processus sera unique dans l’histoire de France.
Dans un hors-série exceptionnel, déjà disponible en kiosque, une quinzaine d’historiens et de spécialistes de la période ont pris la plume pour nous raconter au jour le jour ces soixante-douze jours de la Commune de Paris et analyser comment le paysage politique et symbolique français s’est profondément et durablement métamorphosé. Les communards, femmes et hommes, dans les conditions de leur époque, sont en effet parvenus à mettre en place une démocratie populaire et participative approfondie, tout en jetant les bases d’une république sociale véritable. Épris de justice pour tous, malgré la pression des versaillais, les communards ont inventé une citoyenneté qui repoussa loin les frontières de l’imagination des républicains d’alors, allant jusqu’à écrire les premiers éléments d’un Code du travail, voire, bien avant la célèbre loi de 1905, réaliser la séparation de l’Église catholique, force politique réactionnaire, et de l’État, lequel, pour eux, ne pouvait être que laïque, totalement laïque…
Fière de son autarcie, arc-boutée sur son intransigeance citoyenne et visionnaire, la Commune inventa un monde trop vaste pour son périmètre mais développa une audace pour les générations futures que ne manqueront pas d’exalter les artistes et les écrivains, tandis que son écrasement par les troupes versaillaises de Thiers lors du bain de sang connu sous le nom de Semaine sanglante ne fera que renforcer sa légitime mythologie. Malgré sa défaite, la Commune de Paris, son exemple comme son idéal ont laissé une empreinte indélébile dans l’histoire et exercé une véritable fascination sur tous les révolutionnaires du XXe siècle qui, de près, de loin, ont toujours eu l’espoir qu’ils en continuaient l’œuvre. Pour tous ceux qui rêvent aujourd’hui d’insurrections, de révolutions et d’authentiques démocraties populaires et républicaines, la Commune reste une source d’inspiration inépuisable. Comme chacun a pu le remarquer, les volontés de changer la société ne gisent plus au pied du mur des Fédérés…

LE SOMMAIRE DU HORS-SERIE
LA COMMUNE AU JOUR LE JOUR
-Des origines à la Semaine Sanglante, l’Insurrection au jour le jour: par Georges Beisson, Yves Lenoir, Claudine Rey, Jean-Louis Robert, Daniel Spassky, historiens, journalistes, membres des Amis de la Commune.
– La Commune de Paris… en province : par Marc César, historien.
– La Commune par ceux qui l’ont vécue et le retour des déportés : par Laure Godineau, historienne.
– Portraits : Auguste Blanqui, Charles Delescluze, Léo Frankel, Nathalie Lemel, Louise Michel, Adolph Thiers, édouard Vaillant, Eugène Varlin, Gustave Courbet…
POURQUOI LA COMMUNE EST VIVANTE
– La démocratie populaire et participative : par Jean-Louis Robert, historien.
– La République sociale : par Yves Lenoir, journaliste.
– La séparation de l’église et de l’état : par Jean-Paul Scot, historien.
– Les femmes à l’avant-garde : par Claudine Rey, historienne.
– L’accès aux droits et l’affirmation humaniste : par Jean-Louis Robert, historien.
LA COMMUNE DANS L’HISTOIRE
– 1848-1871 : qu’y a-t-il de commun ? : par Michèle Riot-Sarcey et Jacques Rougerie, historiens.
– La « lecture » de Marx :
par Jean-Emmanuel Ducoin, journaliste et écrivain.
– La « lecture » de Jaurès : par Gilles Candar, historien.
– L’histoire au XXe siècle de la « montée au Mur »: par Danielle Tartakowsky, historienne.
– Entretien avec Anicet Le Pors, ancien ministre et conseiller d’état.
– Les Amis de la Commune : comment perpétuer une mémoire vivante ?
LA COMMUNE ET LA CULTURE
– De la littérature à la chanson, de la peinture à la poésie... 
par Maurice Ulrich, journaliste.
– Entretien avec Jean Vautrin, écrivain.
– Extraits de textes et de chansons de l’époque.

Déjà disponible en kiosques ou sur la boutique de notre site internet : Boutique-l'Humanité

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vendredi 11 mars 2011

Involution(s) : le climat politique nous ramène-t-il aux années 1930 ?

Dislocation. Dans la Confession d’un enfant du siècle, publiée en 1836 entre deux insurrections révolutionnaires (1830 et 1848), Alfred de Musset tentait de sonder les mystères de son époque en utilisant cette formule restée célèbre : «On ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris.» Comment mieux résumer ce à quoi nous semblons faire face, dans cette France d’ici-et-maintenant aux arriérations idéologiques si prononcées qu’elles menacent jusqu’aux équilibres républicains élémentaires. L’absence (collective) de courage du présent, en tant que signe clinique de la fuite créatrice du réel, nous instruit sur la décomposition avancée de l’esprit citoyen français et des structures humaines afférentes, essentiellement due à la dislocation sociale, à laquelle viennent s’ajouter par capillarité toutes les autres blessures profondes de notre temps : crise de représentativité, des institutions, de l’éducation, générationnelle et éthique, etc., tandis que la plupart des actions publiques, réduites parfois à des danses macabres, se trouvent dévalorisées et souvent inopérantes.
Puisque l’heure de l’inquiétude est pour nous largement dépassée, ne cachons pas notre gravité devant le bruit assourdissant de ce carillon de l’histoire qui n’en finit plus de sonner sans réveiller les consciences. À ce titre, le surgissement prévisible de Marine – bien plus dangereuse que Le Pen – est-il un symptôme durable ou un avertissement conjoncturel? Tout a été dit (ou presque) sur les récents sondages frelatés qui nous réfrigèrent et n’ont pour fonction qu’un épiphénomène allusif. Dénonçons au passage la funeste complicité des journalistes (et des publications) dans ces opérations politico-médiacratiques, illustration supplémentaire de l’amoralité de l’appareil d’information dominant.

Propagande. Néanmoins, car il y a un «néanmoins», acceptons que l’affaire soit sérieuse. Partout en France, nous prenons la mesure d’une véritable libération de la parole xénophobe et nihiliste, manifestation compulsive de cette forme de désillusion sociale vis-à-vis du climat politique et de l’actualité. Exemple? Face à des événements historiques dont l’importance symbolique peut égaler la chute du mur de Berlin, l’effet des révolutions égyptienne et tunisienne alimente les discours nationalistes là où il devrait plutôt rendre crédible les surgissements populaires : «Toute chose qui est, si elle n’était, serait énormément improbable», disait Paul Valéry. L’atomisation sociale, la perte des repères et les situations d’inquiétude brisent les élans et renvoient les plus fragiles à leurs attaches identitaires mortifères… À ce propos. Que font et où sont les forces progressistes, seules capables d’apporter une clairvoyance analytique et rationnelle à la vague de fond démocratique? Ne doit-on pas s’étonner de l’absence de mobilisation internationaliste que la gauche instituée (sic) aurait dû apporter aux mouvements d’émancipation de la Méditerranée? Trop peu de meetings de soutien. Aucun défilé massif à Paris pour appuyer la cause des jeunesses révoltées. Pourquoi laisser le terrain libre aux propos de bistrot des commentateurs poujado-vichystes, comme Zemmour, condamné mais acclamé en réunion publique à l’UMP par tous les thuriféraires de Nicoléon et de hauts responsables de la nation qui, dorénavant, emploient les mêmes mots que ceux utilisés par les négationnistes contre la loi Gayssot? Pourquoi ne pas répliquer pied à pied à la propagande dévastatrice de l’UMP sur la phobie ultra-identitaire du raz-de-marée étranger – terreau de toutes les peurs sur lequel progresse le FN?

Lucidité. Par un mouvement d’involution stupéfiant, jamais, depuis la guerre, les Français n’avaient à ce point engendré une logique de bouc émissaire dont les relents fascisants, à l’évidence, nous ramènent aux années 1930… Entre les conséquences désastreuses des politiques de Nicoléon (nous savions qu’il conduirait le pays au chaos), sa visite au Puy-en-Velay, bastion historique du pétainisme catholique, entre le procès Chirac, l’affaire Karachi, les conflits d’intérêts (Woerth, MAM, etc.), entre les palinodies crapuleuses du personnel socialiste à Marseille (attention aux suites) et les liaisons visibles droite-extrême droite dans le Sud-Est, autant dire que l’ambiance est au caniveau et aux moisissures. Les doutes et les ruptures de l’électorat encore concerné peuvent-elles générer le pire ? En France, historiquement, les désarrois de masse se transforment toujours en conflit de classes. Après la séquence sociale de l’automne, pour l’heure avortée, les citoyens se laisseront-ils embarquer sans boussole, sur un esquif qui prend l’eau, vers un rivage dont l’existence même est douteuse ? 
La lucidité est un venin – ou un antidote.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 mars 2011.]

(A plus tard...)

mercredi 9 mars 2011

Samedi(s) : à propos du très beau roman de François-Guillaume Lorrain

Roman. Ce devait être un samedi, ou un autre jour – au fond, qu’importe. Épars-éperdu, parti-barré, les yeux 
dans le vague à l’âme mais les pieds bien sur terre, comme accroché à la glaise de ceux qui souffrent aux phrases qui suent, il ne fallut rien de moins que le miracle d’un livre tombé entre nos mains pour que toute idée d’ensommeillement s’évanouisse. De l’ordre du choc. Très salutaire. En cette époque où même la seule inégalité acceptable, celle du talent, n’est plus à l’abri de triches ou de forfaitures médiacratiques et/ou pipolisées, jusqu’à corrompre les imaginaires les moins fertiles, nous savons qu’écrire dédouble et multiplie pour que le lecteur, seul face à lui-même, puisse s’engager quelque part dans un autre-là ni anodin ni impossible. Un goût d’inactuel, pour que l’esprit puisse sauver sa liberté et penser le monde avec la lenteur requise sans être abusé par les aléas furieux d’une actualité chassant l’autre. Avec l’Homme de Lyon (Grasset), le dernier et impressionnant roman de François-Guillaume Lorrain, non seulement la magie d’un temps-autre opère, mais, ici-là, dans les dédales d’un récit haletant aux énigmes enfouies dans la chair de l’Histoire, nous rencontrons un style sans pathos, un point de vue d’homme interrogatif, un récit énigmatique à tiroirs, bref, une ambition littéraire qu’on ne peut que saluer.

Lyon. «Pour qu’une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder longtemps.» Il n’y a pas de hasard si cette phrase de Flaubert résonne comme une épitaphe. Quel est le point de départ de ce roman au (doux) parfum autobiographique ? Un fils, journaliste de profession (tout comme François-Guillaume Lorrain), décide de partir en quête des secrets de son père, disparu en 2001. Pourquoi ? Parce que, le 1er janvier 2009, comme promis au défunt, la mère du narrateur lui lègue un héritage encombrant sous la forme d’un mystérieux paquet, qui, ouvert, laisse découvrir quelques lettres manuscrites de la propre main de son père ; et six photos, qu’il devra décrypter l’une après l’autre, avec la patience d’un enquêteur apprenti historien. Cette quête ressemble à une directive post mortem. Le fils l’assume et le dit : «Tu as disparu et tout s’est écroulé…» Son père, ancien médecin au caractère dominant et indéchiffrable, dont la mort sonna «l’heure du départ» de toute «la diaspora familiale», avait anticipé cette investigation à-venir : une succession d’épreuves pour lesquelles son fils devrait s’armer de volonté, ne sachant ce qu’il y aurait à découvrir. Car l’homme de Lyon, un demi-siècle plus tôt, vivait bien dans la capitale des Gaules. Sur l’une des photos, on croise d’ailleurs le portrait de Jean Moulin. Et au verso de la dernière photo, où il devine une cour d’école déserte, le narrateur lit cette formule : «C’est là que tout a commencé et que tout a fini.» Un lieu : Lyon. Une date : été 1944.

Jean Moulin.
Estelle. Qu’a donc commencé là ? Et qu’a fini là ? Nous voilà embarqués au cœur d’un jeu de piste, pour 
le meilleur et pour le pire, dont on ne dévoilera pas l’intrigue pour préserver à tous la déambulation dans les dédales des traboules assombries. Car la période ainsi explorée, pour héroïque qu’elle fût à bien des égards, n’eut rien de sympathique. Un jeu ? Disons plutôt «le jeu des choses impossibles à dire», pour reprendre les mots du narrateur, qui, muni des seuls indices légués par son géniteur, s’enfonce dans un passé obscur et tragique, celui de son père, celui de sa famille, celui des résistants, celui de Lyon. Mais aussi celui des miliciens, des gestapistes, des SS… En quoi le fils est-il concerné par ces ombres surgies du néant ? De quelles ignominies son père fut-il le témoin, lui qui n’avait alors que douze ans ? Pourquoi celui-ci donnera-t-il plus 
tard à sa fille le prénom de sa propre sœur, Estelle, cette lointaine disparue ? Et d’où vient cette amitié avec cet Allemand de Berlin reconverti dans la Stasi ? Réel ou non, prétexte ou non, ce roman qui aborde la question de la filiation et de la mémoire va bien au-delà et nous renverse, progressivement, sans jamais sombrer dans un lyrisme grotesque – que tant d’autres auraient savonné. Ce texte, qui traque les silences et les oublis, touche à l’universel, comme si le travail de mémoire et le devoir d’Histoire, par l’art du roman écrit à la première personne du sentiment filial – c’est d’autant plus réjouissant –, trouvait ici un sens totalement humanisé… Apprendre à saisir les siens pour se connaître soi-même ? Savoir se saisir des autres pour mieux se découvrir à nous-mêmes ? 
Les traboules de Lyon pendant l'Occupation.

Mémoire. Pénétrable mais labyrinthique prose. Clandestine écriture aux apparences trompeuses qui inaugure nos marches dans nos combles. Comment refuser d’être 
à ce point assailli ? Puisque nous nous identifions tous à ce petit garçon coincé dans l’embrasure d’une porte, comment ne pas dire qu’il y a du Modiano dans ce travail littéraire mémoriel ? À en croire ses amis, François-Guillaume Lorrain, quarante ans, normalien, agrégé de lettres, écrivain, critique de cinéma, fasciné par l’Histoire et fou de sport, s’était jeté à corps perdu dans ces recherches. Non pour s’anéantir dans les limbes des impasses familiales, mais bien pour nous offrir un opus qui nous parle d’un monde à la fois proche et lointain – cette France de Vichy spectrale qui nous hante tant. Ce livre, nous l’avons sûrement lu un samedi. Oui, ce devait être un samedi. Le dernier samedi.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 mars 2011.]

(A suivre...)

samedi 5 mars 2011

Les Libyens face à leur propre histoire

Dans leurs regards de pleines-vies, un œil sur les corps en action, un autre sur les cœurs en sursis, les acteurs des révolutions arabes, plus voyants et déterminés que jamais, ne cessent d’éclairer les chemins qui conduisent aux droits des peuples. Depuis des semaines, l’espoir et les espoirs se conjuguent à tous les temps et nous racontent l’ébauche en direct d’un monde qui ne ressemble déjà plus à celui qu’il était il y a moins de deux mois encore. Dans cette prodigieuse accélération de l’histoire, sans doute aussi importante pour nos avenirs communs que la chute du mur de Berlin, le cas de la Libye continue de nous réjouir autant qu’il nous terrifie. Jusqu’où le dictateur Kadhafi peut-il aller dans le sacrifice de son peuple et la négation des vies humaines ?

Manifestation de Libyens.
Enfoncé dans sa propre folie (auto)destructrice et, hélas, probablement capable du pire pour se maintenir sinon au pouvoir du moins en vie (politique), le colonel de Tripoli, qui utilise tous les moyens militaires encore à sa disposition malgré son isolement de plus en plus évident, ne cédera que sous la force de cette révolution en marche et certainement pas devant les injonctions morales des citoyens du monde révulsés par ses nouveaux crimes. La communauté internationale affronte un dilemme de taille. Les sanctions suffiront-elles ? Et à quels types d’interventions doit-on s’attendre ? Face à ces deux questions fondamentales et urgentes, les tractations en cours à l’ONU et au Pentagone ne manquent pas d’éveiller nos soupçons. Des bateaux de guerre américains ont été déployés en Méditerranée après avoir franchi le canal de Suez. Le ministre américain de la Défense, Robert Gates, leur a même donné l’ordre de se «rapprocher de la Libye». Les craintes d’une intervention militaire extérieure sont-elles désormais crédibles ?

Les navires américains
franchissent le Canal de Suez.
Le mode opératoire est archiconnu. Les arguments aussi. «Nous gardons toutes les options ouvertes», vient de déclarer sans surprise la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, qui compte néanmoins sur l’assentiment de la communauté internationale et de ses institutions pour faire «tomber» un dictateur qui, ces dernières années, avait pourtant reçu l’absolution des États-Unis, avec pour principale motivation, bien sûr, la perspective de réaliser (enfin !) de juteuses affaires en Libye… Les échecs afghan et irakien dissuaderont-ils Barack Obama de toute ingérence militaire? Pour l’heure, leurs tentatives désespérées pour que le «sale boulot» soit pris en charge par leurs alliés témoignent du doute de la Maison-Blanche, d’autant que l’efficacité des mesures que pourrait prendre l’ONU reste à démontrer, que ce soient les menaces d’embargo, voire la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. En effet, où se situerait la frontière entre une intervention à vocation strictement «humanitaire» et une véritable «intervention militaire»? Entre les deux, il n’y a qu’un pas et la question, aussi vexante soit-elle, vu les circonstances tragiques, reste donc pertinente.

À ce titre, il est ainsi important que toutes les forces qui soutiennent ce soulèvement clament leur solidarité, en mettant tout en œuvre pour que des moyens humanitaires soient déployés, mais dénoncent aussi haut et fort les dangers potentiels d’éventuelles interventions militaires que ne souhaitent ni les Libyens en révolte ni la Ligue arabe. Et pour cause. Une mise sous tutelle, quelle qu’elle soit, serait un signe catastrophique et mortifère donné à tous les peuples de la région qui, face à leurs propres destins historiques, ont démontré qu’ils n’avaient besoin de personne pour se libérer des chaînes du passé.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 5 mars 2011.]

(A plus tard...)