dimanche 27 février 2011

Multiver(s) : à nous autres, petites poussières d'étoiles...

Univers. Nuit étoilée – vent frais. Des transats et des couvertures pour tout confort. Et une contemplation d’autant plus météorique qu’elle survient en poésie suggérée… Confrontés à cet exercice élémentaire venu du fond des âges qui consiste, une fois n’est pas coutume, à scruter la voûte céleste comme appropriation d’un questionnement redimensionné à notre stricte échelle (humaine), il convient de libérer son esprit pour que l’imagination dépasse sa propre imagination, que la prodigieuse densité de nos songes devienne évanescence sublimée. Dans l’Univers expliqué à mes petits-enfants, (Plon), l’astrophysicien Hubert Reeves évoque ce qu’il appelle «le sentiment de notre présence parmi les astres». D’où venons-nous? Où allons-nous? Que savons-nous? Le mystère métaphysique l’emporte-t-il sur la science?

Chapelle Sixtine, Michel-Ange.
Instantanée. Pour chacun d’entre nous, l’univers et sa perception réelle commencent ainsi : ce que nous sentons et ressentons, ce qui nous permet de voir et d’écouter, de percevoir à la fois notre monde intérieur et notre monde extérieur. Indispensable aller-retour de notre intelligence pourtant limitée aux frontières des connaissances actuelles, à partir desquelles nous pouvons lire comme dans un livre ouvert – mais seulement les tout premiers chapitres. Devant cette myriade de points brillants plus ou moins scintillants, choisissons par exemple la constellation d’Orion. Que nous enseigne-t-elle? Une chose fondamentale : quand nous observons un astre très éloigné, nous le voyons tel qu’il était dans un passé lointain, très lointain parfois. Orion nous renvoie ainsi «l’image» étincelante d’un instantané dont la lumière a voyagé durant mille cinq cents ans avant de nous parvenir, franchissant allègrement l’Empire romain, le Moyen Âge, la Renaissance et toutes les époques contemporaines. Hubert Reeves résume : «Regarder loin, c’est regarder tôt.» Savez-vous que l’étoile polaire, première à éclairer la nuit en nous indiquant le nord, se situe à quatre cent trente années-lumière? Pour parvenir jusqu’à nous, cet éclat incomparable a quitté son étoile autour de l’année 1580…

Le cosmos.
Pudding. Poussières d’étoiles nous sommes – poussières d’étoiles nous redeviendrons. «En nous parlant de l’Univers, affirme Hubert Reeves, la science cherche à connaître tous les événements qui se sont succédé dans le ciel et sur la Terre et qui ont eu pour résultat notre propre existence. Elle nous raconte notre propre histoire.» À commencer par l’univers en expansion. Toute comparaison nous aide à nous représenter le phénomène. D’où le fameux pudding aux raisins. «Dans une pâte contenant de la levure, on a mis des raisins secs, explique Reeves. On met le four et on observe ce qui se passe. La pâte, en gonflant, entraîne dans son mouvement les raisins qui s’éloignent lentement les uns des autres. Maintenant, imaginons que nous sommes installés sur un des raisins et regardons autour de nous. Nous verrons alors nos voisins raisins se déplacer d’une façon très particulière. Les plus proches bougent lentement tandis que les plus lointains vont beaucoup plus vite… mais tous s’éloignent dans un grand mouvement d’ensemble. On dira que le pudding est en expansion.» Comme l’univers. Qui «ressemble à un pudding quant à ses mouvements», mais qui en «diffère par la forme». Le pudding possède un centre et un bord, il s’étend dans l’espace vide du four. «Notre Univers n’a ni centre ni bord, raconte Reeves. Au meilleur de notre connaissance actuelle, il n’y a pas d’espace vide autour de lui. L’Univers, ce sont des galaxies partout. Et elles s’éloignent les unes des autres.» Puisque le scénario du big bang comme «horizon» de notre passé (et non comme «début») reste pour l’instant, dans ses grandes lignes, la meilleure narration du passé du cosmos, la relativité d’Einstein nous donne une indication précieuse: si notre univers est en expansion, il refroidit…

Vénus.
Lois. «Absence de preuve n’est pas preuve d’absence.» Hubert Reeves aime à déjouer les évidences. Après l’épisode des atomes prétendument «incassables» et des protons prétendument «premiers», nul ne peut désormais s’aventurer à affirmer que les scientifiques ont enfin atteint l’échelon bas, celui où se trouveraient les «particules élémentaires». Il en va de même avec le cosmos et s’il suffisait de se dire «j’existe» pour éprouver l’une des plus extraordinaires prouesses de l’univers, pourquoi chercherions-nous encore quelques réponses introuvables? En effet, comment les molécules qui nageaient dans les eaux ont-elles pu s’agencer pour former un organisme capable de se nourrir et de se reproduire? Les scientifiques n’en savent rien, aucun scénario n’existe à ce jour. Mais il a fallu les travaux de Galilée et de Newton pour dépasser notre vision de l’univers imaginé par Aristote. Alors? «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?», demandait Leibniz. Récemment, des scientifiques ont sérieusement émis l’hypothèse que notre univers ne serait qu’un cosmos parmi quantités d’autres. L’ensemble de ces univers est communément appelé «multivers». Conclusion? S’il existe d’autres univers et si ceux-ci obéissent à des lois différentes des nôtres, faut-il encore s’étonner de la fertilité du nôtre, fruit d’événements qui ne sont que l’advenue du réel en tant que possible futur de lui-même? La durée de notre existence est «comme l’épaisseur de la couche de peinture au sommet de la tour Eiffel par rapport à la hauteur de la tour», disait Mark Twain. Rien n’est écrit à l’avance.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 février 2011.]
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mercredi 23 février 2011

Ignoble(s) : politicailleries, pétainisme et... déjà 2012

Réprouvés. Le climat franco-français tyrannise, déprime, tend à nuire jusqu’en leurs entrelacs les musardeurs 
en poésies, les flâneurs en lettres. Tétanisés sommes-nous, parfois groggys par le débat public, même si, en aucune manière, le souffle de la lucidité ne doit chavirer nos esprits. Petites phrases – et grandes conséquences. Insanités – et grossièretés. Absence d’horizon non indépassable. En ces temps de révolution(s) qui nous donnent envie mais nous tiennent à distance, il nous manque collectivement la visée d’une conscience qu’un certain scepticisme paralyse, comme si une forme obscure de pessimisme tétanisait toute forme collective d’initiation personnelle (ou le contraire). Symptôme significatif et très occidental de notre post-histoire ? À défaut de rester dominants, 
au moins pourrions-nous trouver des postures et des mots en grandeurs. Mais non. Le Palais et ses affidés ont depuis beau temps refuser les utopies concrètes pour des pays de nulle part où se perdent rêves et convictions. Où sont les réprouvés du peuple comme de la-haute, qui, à l’aune d’une intranquillité permanente, se conduiraient en nobles aux heures monumentales en sonnant l’histoire par effraction ? Comme le disait François Nourissier, «quand on met le pied dans les idées générales, on glisse». Où quêter les héroïsmes créateurs ?

Le Capitaine Dreyfus.
Pétainisme. Christian Jacob est à Copé ce qu’Hortefeux est à Nicoléon : ordurier et néopétainiste. Ce petit Monsieur de la politicaillerie, qui considère ses adversaires comme les animaux de son élevage, lui-même biberonné au cul des vaches avec Chirac, ne connaît pas les us et coutumes qui devraient s’imposer à son costume – trop ample – de président du groupe UMP à l’Assemblée. Sa cible? Dominique Strauss-Kahn. Pourquoi pas. Le directeur général du FMI, qui se rapproche à grands pas des ors de la République, doit s’habituer aux critiques. Logique : DSK, comme patron d’une institution financière qui affame les peuples, devra répondre de ses actes devant ceux qui l’interpelleront arguments contre arguments. Mais nous parlons là de critiques de fond. Pas des crapuleries qui puent la vieille France rance barrésienne et maurassienne. Qu’on en juge. «DSK, a déclaré Jacob, ce n’est pas l’image de la France, l’image de la France rurale, l’image de la France des terroirs et des territoires, celle qu’on aime bien, celle à laquelle je suis attaché.» Glauque musique langagière. De l’affaire Dreyfus à Vichy, ces propos s’inscrivent en effet dans la longue tradition du «Roman de l’énergie nationale», qui parle peu des petits oiseaux mais beaucoup de «la terre qui ne ment pas» (Pétain), versus les intellectuels, les communistes, les francs-maçons, les homosexuels, les étrangers… Et bien sûr les juifs. Qui n’y a pensé en entendant ces paroles insupportables ? Monsieur Jacob induisait-il que la bourgeoisie juive cosmopolite (donc DSK) représente l’anti-France? À chaque évocation sordide, la République vacille. Tous ces fabulistes et autres histrions 
de notre tradition républicaine insultent la France, la mémoire. Et accessoirement notre intelligence collective…

2012. Beaucoup le prédisent et n’ont pas tort. Le harcèlement de la médiacratie pour imposer l’unique perspective de la présidentielle 2012 est non seulement à l’œuvre mais, avouons-le, commence sérieusement à saouler les citoyens 
dont les préoccupations quotidiennes sont plus proches 
du «pain quotidien» que des «places à prendre» tout en haut de l’oligarchie républicaine. Pensez donc : une élection prévue 
en mai 2012 dont la campagne aura débuté en septembre… 2010 ! La logique institutionnelle du prince élu n’a décidément plus rien à voir avec la lente et patiente maturation des idées 
au long cours mais, au contraire, s’apparente au jeu sordide des «candidats permanents», toujours en campagne électorale, jamais «installés» dans un temps-long. Pourris par le quinquennat et l’ultra-présidentialisation, les masques de l’éphémère envahissent le paysage politique.

Dégage. Au moins Jean-Luc Mélenchon réagit-il à la hauteur de l’enjeu. DSK? «S’il se présente, je serai devant lui au premier tour.» De l’ambition. Et au deuxième tour? «Si je suis élu président, je convoque immédiatement une constituante pour sortir du régime actuel.» De l’audace. C’est ce même Mélenchon, caricaturé du matin au soir en «populiste» par les éditocrates germanopratins, que Plantu a osé associer à Marine Le Pen dans un dessin assez ignoble. Récidiviste, Plantu, multirécidiviste même. Contre les salariés en lutte, contre la CGT, contre les communistes, contre bien des idées qui ne passent pas la rive gauche. D’autres avant lui avaient favorisé ce climat pourri. Valls ? «Mélenchonisation des esprits.» Huchon? «Mélenchon pire que Le Pen.» Cohn-Bendit? «Mélenchon laboure les terres du FN.» Tout ne saurait être accepté. Et les auteurs d’amalgames aussi vils, tôt ou tard, auront à s’en expliquer publiquement. Mélenchon l’écrit : «Qu’ils s’en aillent tous.» Dans certains pays en mouvement, ils hurlent : «Dégage.» Méditons un instant. Et essayons de croire encore à cette habitation, humaine et plus qu’humaine, qu’est l’habitation poétique et mythique que résumerait bien l’ambition politique. Y croire. Non par naïveté – encore moins par habitude. Juste pour réaliser ce qui doit advenir à toutes forces.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 19 février 2011.]

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vendredi 18 février 2011

« Entreprise France », ou le coup d'Etat de Nicolas Sarkozy

Si notre engagement dépend toujours de notre perception du réel, reconnaissons que le climat politique actuel, du moins celui qui occupe le débat médiacratique, atteint un degré de schizophrénie aussi poignant qu’inquiétant. Poignant, en tant qu’il assigne tous les authentiques républicains à ne pas minimiser le besoin de changement(s) et, accessoirement, l’ampleur de la tâche pour y parvenir. Inquiétant, car les périodes crépusculaires de crises sociales, profondes, durables, peuvent conduire au meilleur comme au pire. Comment se réjouir du divorce durable entre le peuple et ses représentants, s’il ne nourrit qu’une aptitude très contemporaine au désenchantement mortifère? À la fracture sociale semble s’ajouter une fracture politique, qu’il faut combattre de toutes nos forces : selon la dernière enquête du Cevipof, hélas passée un peu inaperçue, pas moins de 83% de nos concitoyens considèrent que les «politiques» se désintéressent de leur sort. Même les élus locaux, maires et conseillers généraux, jusque-là sanctuarisés, se trouvent entraînés dans cette défiance collective. Plus rien ne peut désormais cacher l’état de délabrement de notre régime politique et institutionnel. Et pour cause.

Que vaut encore la parole de Nicolas Sarkozy? Qui, depuis sa dernière émission de com sur TF1, peut accorder le moindre crédit à ses promesses? Et qui osera l’écouter encore sans ce terrible sentiment d’incrédulité qui décrédibilise sa fonction même? Pas grand monde en vérité… C’est dans ce contexte que, dans cinq semaines, nous nous apprêtons à voter pour les élections cantonales, dont on peut dire qu’elles se préparent dans un silence médiatique voulu et organisé par le Palais. Plusieurs directions de département seront pourtant en jeu, et bien des équilibres nationaux déterminants seront observés à la loupe : il n’y a pas que 2012 dans la vie! Même le Sénat, en cas de déculottée à droite, pourrait bien basculer, en septembre prochain, à la faveur d’un renouvellement significatif des grands électeurs… En ces temps de révolution(s), tous les scrutins sont importants.

Du local au global? Personne n’a oublié l’odieuse tentative de coup d’État de Sarkozy sur le dos des collectivités locales. Avec son projet de refonte des régions, symbolisé par la limitation ou la disparition des compétences départementales, l’Élysée voudrait éloigner encore un peu plus les citoyens des lieux de pouvoir et en finir avec la vivacité des démocraties locales, souvent derniers remparts contre les inégalités dont sont victimes les citoyens, mais régulièrement opposée à la fameuse «efficacité économique» d’inspiration libérale. Le bilan s’avère déjà catastrophique. Du fait des transferts de charges et des manques de moyens de l’État, de nombreux départements sont au bord de l’asphyxie financière. Croulant sous le poids des dépenses sociales et souvent victimes d’emprunts toxiques, certains franchissent même le Rubicon en contractant des partenariats public-privé (PPP) pour financer des investissements aussi fondamentaux que l’éducation… La France rêvée par Sarkozy ? Une réduction à marche forcée des services publics au profit d’une logique d’entreprise à l’échelle d’un pays. «L’entreprise France»…

Et pendant ce temps-là ? Il est des coïncidences troublantes. D’un côté, les revenus des patrons du CAC repartent à la hausse, d’un autre côté, Sarkozy annonce vouloir carrément supprimer l’ISF – et non plus seulement en relever le plafond. Enrichir les riches. Toujours plus. Voilà le réel, tel qu’il est.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 16 février 2011.]

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lundi 14 février 2011

Vélorution(s) : le cyclisme s'enfonce toujours plus bas...

Cyclisme. Face aux Minotaures de carton-pâte qui ensuquent nos songes d’insomnies volontaires, la vie parmi les ombres nécessite parfois d’écrire depuis un lointain-proche d’autant plus incandescent et douloureux qu’il oblige 
de creuser en soi pour trouver la force d’avancer jusqu’au retournement de la conscience. Malheur sur ordonnance… Depuis la mort de l’ami Laurent Fignon, le chronicœur du Tour de France, fiancé d’amour et d’orgueil avec la Petite Reine, ne parvient plus à contenir les larmes de son âme sanguinolente. Cheminant dorénavant sur les traces-sans-traces des empreintes martelées par les profanateurs, le mal semble fleurir 
au quotidien sans que nous ayons besoin de tenir le registre macabre des cadavres. Les vivants s’en occupent. Et leur spectacle bestial et vulgaire reste dépourvu de toute philosophie de vie. Ceux à qui il reste des yeux pour voir se passent très bien de caméras de surveillance – le regard se brouille. Les comiques ont beau masturber les populations avec tout et n’importe quoi, les intellectuels peuvent bien tenter l’analyse d’un milieu en perdition, les écrivains s’essayer à sauver ce qui peut l’être, sans parler des amoureux, les vrais, qui ne comprennent pas que leur amour est devenu l’autre nom de la vanité, non, décidément plus rien n’y fait : le cyclisme continue de s’enfoncer si bas, si profond dans les entrailles de ses dérives, que, bientôt, même le fidèle bloc-noteur ne pourra plus se baisser pour l’y ramasser…

Ricco. Vous souvenez-vous de Riccardo Ricco, alias « le Cobra » ? Après avoir survolé toute la première partie du Tour 2008, le sulfureux Italien, provocateur et hâbleur, avait été contrôlé « positif » à la stupeur général. Pensez donc. Le coureur au format de poche, qui, soi-disant, allait réenchanter les chevauchées montagnardes et nous redonner la saveur des héroïsmes d’antan, n’avait pas seulement endossé l’héritage laissé vacant par la mort tragique de son compatriote Marco Pantani, il avait aussi singé les mœurs d’une époque crépusculaire. Depuis, chacun pensait que le sale gosse, repenti du dopage et qui jurait ses grands dieux qu’on ne l’y reprendrait plus, résisterait à la tentation en reprenant goût aux plaisirs simples. « Cette expérience m’a appris qu’il n’y a pas que le vélo dans la vie », clamait-il. Erreur. Hospitalisé d’urgence dimanche dernier après un malaise à l’issue d’un entraînement, le grimpeur s’est retrouvé entre la vie et la mort dans un service de neuro-réanimation. Face à l’urgentiste, Ricco a reconnu qu’il avait pratiqué une autotransfusion avec du sang conservé dans le réfrigérateur de son domicile depuis vingt-cinq jours – une mauvaise conservation serait à l’origine de sa grave septicémie. Duplicité, morbidité, inutile d’en rajouter sur le caractère lugubre des circonstances, qui en disent long sur le personnage. Sa compagne, cycliste elle aussi, a été contrôlée positive en janvier 2010. Et les carabiniers ont retrouvé des substances interdites au domicile de son beau-frère, en septembre dernier…

Crédibilité. Dans cet ici-et-maintenant en flammes, à qui faire confiance ? Et pourquoi l’oserait-on ? Lance Armstrong vient de raccrocher le vélo au clou de l’arrogance et sera tôt ou tard rattrapé par ses mensonges si grossiers que sa statue de pseudo-« révolutionnaire » du cyclisme s’effondrera d’elle-même: la justice américaine s’occupe de son cas et l’étau se resserre. Quant à Alberto Contador, suspendu pour avoir confondu viande de bœuf et poches de sang survitaminé, sa crédibilité sportive est à peu près égale à sa moralité… Laurent Fignon confessait: « Les hommes, à vélo, ressemblent toujours à ce qu’ils sont : on ne triche jamais bien longtemps. »

Honneur. Dans ce cyclisme déroutant, véritable monde en réduction qui, jadis, créait des héros à sa démesure, tout va désormais tellement vite que plus rien ne se passe vraiment. Les Géants de la route ont muté en Néants de la route, déroutés d’eux-mêmes, perdus en oraison au gré des scandales, de la surmédiatisation et des intérêts croissants. Même le temps, qui donnait une petite chance à la vérité et à la rédemption, s’est compressé, réduit à une peau de chagrin – à risquer sa peau le chagrin s’affirme. Les jeunes ? Vieux. Les vieux ? Morts. Et les morts ? Oubliés… Cet univers empoisonné fabriquera 
sous peu des perfusions contre la modestie, la mémoire, le secret – et même le talent, dont on ne sait ce qu’il signifie encore… La caresse du style comme le sourire de l’insoumission ne suffisent plus à nous réhabiliter avec l’insouciance d’une jeunesse trahie. Un décalage mortel s’est creusé entre la course 
et ses coureurs, métamorphosés en figurines fictives postmodernes qu’aucunes représentations, fussent-elles transgressives 
ou nichées dans l’aura onirique des récits littéraires, ne parviennent à sauver. Laurent Fignon disait aimer les « détrousseurs de vie », les « voleurs de feu », les « braqueurs de temps », les « authentiques courageux » qui hurlaient « for l’honneur ! » en souffrant pour la gloire et la beauté du geste… Le suiveur du Tour, dont le rythme biologique et intellectuel 
est calqué sur la folie de juillet et son mode répétitif, rituellique, symbolique et mythique, a fini par découvrir avec horreur que la 
première partie de sa vie s’est passée à désirer la seconde – et que la seconde se passera probablement à regretter la première…


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 février 2011.]

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mardi 8 février 2011

Pays arabes : briser la malédiction

Le cœur a sa géographie et son histoire – il a surtout ce bien commun sacré venu du fond des âges : la volonté d’émancipation des peuples… Alors que nous guettons tous ce point à l’horizon où les ombres s’estomperaient comme pour effacer les remords des âmes anciennes en révolutionnant aussi notre vision du monde, les Égyptiens, treize jours après le soulèvement populaire, s’interrogeaient toujours, hier, sur le sort d’Hosni Moubarak. Partira? Partira pas? Malgré la démission spectaculaire du bureau exécutif du parti au pouvoir en Égypte, le PND, le sort du raïs paraît plus que jamais scellé, à court ou moyen terme. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Cette révolte contre la dictature et la pauvreté, qui touche désormais l’ensemble des couches sociales, ne se contentera pas du seul départ – ô combien symbolique – de Moubarak. Malgré la censure, les intimidations et la répression sanglante, c’est de la chute du régime dans son ensemble qu’il est question. Peut-on, doit-on, d’ores et déjà, affirmer que la magnifique révolution égyptienne, quinze jours après celle qui a renversé Ben Ali en Tunisie et qui l’a inspirée, sortira victorieuse à coup sûr? Comment en être certain?

Chacun le sait, la poussée démocratique et authentiquement populaire des pays arabes bouscule des enjeux géopolitiques et historiques considérables, qui pourraient s’avérer aussi importants que la chute du mur en 1989. Il suffit de voir l’intenable posture d’équilibriste des États-Unis pour comprendre que même la Maison-Blanche navigue à vue, ménageant avec angoisse un camp puis l’autre, tout en négociant en coulisse pour promouvoir une «transition» adossée à l’armée… Et si tout le Moyen-Orient vacillait? Et si le conflit israélo-palestinien changeait de base? Étrangement, les principaux dirigeants occidentaux, qui n’ont pourtant que le mot «démocratie» à la bouche, se montrent réticents, voire opposés à l’idée d’un processus démocratique allant au bout. Les États-Unis, l’Union européenne et Israël ne se sont-ils pas montrés complices des dictatures arabes au point de les conforter, durant des décennies?

À ce stade, une question inévitable se pose: faut-il avoir peur des Frères musulmans, peu nombreux au début de l’insurrection, invités officiellement à la table des négociations au Caire? Doit-on croire, comme certains spécialistes le disent, qu’à la direction des Frères, une nouvelle génération issue des classes cultivées puisse contenir les velléités des conservateurs, toujours en position de force à la tête de la confrérie? Une conviction nous embrasse. Et si les deux révolutions tunisienne et égyptienne nous annonçaient une grande nouvelle pour l’à-venir de la région? À savoir qu’il existe bel et bien une issue pour sortir de la posture tragique dans laquelle tous les peuples se sentaient éternellement piégés : soit supporter des dictatures, soit accepter l’avènement de partis intégristes… Cette malédiction, «dictature contre intégrisme», est-elle sur le point d’être brisée? Les intégrismes font leur lit quand la liberté reflue, pas quand elle est en pleine irruption!

Et pendant ce temps-là? Après avoir humilié les Tunisiens, les agences de notation maintiennent leur pression sur l’Égypte. Deux d’entre elles viennent de dégrader sa note, regrettant «l’augmentation significative du risque politique». La libération des peuples n’est décidément pas l’affaire du capitalisme. La dictature de Moubarak, c’était du solide et même un modèle de «bonne gouvernance» pour le FMI. Mais l’émancipation humaine, voyez-vous, c’est bien trop dangereux…

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 7 février 2011.]
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dimanche 6 février 2011

Média(s)-réac(s) : le monopole des éditocrates...

Caste. Scènes vécues en intellocratie snobinarde. En un temps pas si lointain, quand la vie, l’amour, la mort s’invitaient encore par effraction entre la poire et le fromage, beaucoup de littérateurs endiablés continuaient à citer Sartre et Beauvoir, parfois même Aragon ou Blanchot, et il n’était pas rare de s’entendre dire qu’un vrai «intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas». Écrire et décrire le monde, le penser, pour (déjà) le transformer… Tôt converties au libéralo-nihilisme – leurs conquêtes rabougries –, comme rapetissées sur elles-mêmes puisque tout lâchage reste une forme de lynchage de soi, ces belles âmes passèrent aux insultes envers Deleuze, Bourdieu ou Derrida, déclarant que Marx était «mort» et avec lui la «gauche de combat», le «communisme» et toute idée d’«émancipation collective»… Depuis une dizaine d’années, sous la férule d’Éric Zemmour, Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol et autres Michel Godet ou Robert Ménard (liste non exhaustive), citer Maurice G. Dantec fut leur manière – très Œuvre-Française – de s’ériger contre ce qu’ils appelaient «la pensée unique». Désormais, trustant les places médiacratiques, ils parlent sans précaution oratoire et n’hésitent plus à se révéler tels qu’ils sont: des médias-réacs. Alain Finkielkraut peut se reposer, il a trouvé ses porte-paroles.

Danger. Abruti par la rhétorique des discours-sur-tout et des donneurs de leçons-bien-répétées, perdu en médiacratie rampante qui octroie aux titulaires de la chaire es-conservatrice le passeport du j’ose-tout, bref, révolté par l’air cathodique pestilentiel qui pollue vos écoutilles… vous aussi vous écoutez la radio et subissez les assauts d’émissions comme On refait le monde, sur RTL ? Vous aussi vous ne supportez plus l’étalage des intellocrates qui confondent les postures dogmatiques avec l’agora, la vraie, qui aurait le mérite de refléter la pluralité du débat public. N’était la présence, de temps à autre, de l’ami Claude Cabanes, reconnaissons que l’émission de RTL est devenue le reflet et le symptôme des mœurs radiophoniques et télévisuelles. On se donne l’apparence du journalisme, mâtiné d’expertise savante, et on se permet de déverser, non les éléments qui concourraient à l’élévation de la pensée, mais bien les ressentiments idéologiques les plus rances, façon épiciers poujadistes, ligues cathos anti-avortement et pro-peine de mort, nostalgiques d’une France fantasmée chez Maurras (au mieux) et où les sentiments ouvertement pétainistes pourraient s’exprimer sans contrefaçon… Attention, danger. Par les temps qui courent, les ex-nationaux-républicains se transforment vite en nationalistes-antirépublicains capables de s’accorder sur l’essentiel avec le Front national…

Occupation. Entendons-nous bien. Il n’est pas question ici d’accuser la médiacratie dans sa globalité de servir mécaniquement la cause libéralo-nationaliste. Mais ce que nous ressentons aujourd’hui s’apparente de près à ce que nous ressentions à la fin des années quatre-vingt, quand l’offensive d’occupation des médias par tous les ultralibéraux devint une stratégie de classe – et nous avons vu où ce conditionnement propagandiste a conduit le débat d’idées… Cette douloureuse expérience doit nous alerter. Au moins pour une raison:
ces éditocrates qui s’octroient tous les fauteuils maîtrisent parfaitement la mécanique audiovisuelle, sa théâtralité, ses jeux, ses dramaturgies, ses poussées d’adrénaline et, mieux encore, sa nécessité de provocation. Quand Élisabeth Lévy parle des quartiers populaires en déclarant «Enfin, on est en guerre ! il faut y aller avec l’armée !», qu’a-t-elle donc à envier à un Éric Zemmour stigmatisant la couleur de la peau et les origines culturelles ? Rien. Si ce n’est qu’ils se trouvent, l’un comme l’autre, en situation de quasi-monopole de la parole, sans réels contradicteurs face à eux, sauf quelques socialistes bon genre, plutôt sociaux-démocrates, libéraux «modérés» revendiquant leur sainte «neutralité»…

Réel. Il n’y a pas si longtemps, les mystifications et les analyses simplistes étaient balayées par l’intelligence collective d’une profession qui prenait le temps de l’évaluation. Seulement voilà, la passion du temps-long s’est fissurée et l’immédiateté de l’actualité a remplacé la réflexion. La dictature de l’émotion domine et tout s’accélère, s’ébrèche dans la controverse aisée, souvent minable. Nous pourrions presque dater symboliquement la première véritable fêlure dans le ventre mou de la pensée de surface. C’était une phrase de Laurent Joffrin passée inaperçue, en 2003 : «Devant les plaies sociales cruelles, l’ancien discours libéral-libertaire paraît coupé du réel. Ce n’est effectivement plus la droite qui est réactionnaire, c’est la réalité.» La sentence avait quelque chose de définitif. Comment s’étonner que, quatre ans plus tard, en 2007, les partisans de la dictature de la réalité et des renoncements à l’idéal républicain aient pu aussi aisément dérouler le tapis rouge à toute la clique de Nicoléon, entérinant la fin de la mise en quarantaine des réactionnaires, quelles que soient leurs origines politiques ? Dorénavant, avec l’imprimatur de Fabrice Luchini, les petits valets déclament en chœur et dans le texte du Philippe Muray. Avoir l’apparence du style donne de l’aisance et de l’assurance à ses idées. Le même Muray disait : «Ce devant quoi une société se prosterne nous dit ce qu’elle est.»

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 5 février 2011.]

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