lundi 26 juillet 2010

Tour : les rêveurs (jamais) inutiles de la Grande Boucle

Après trois semaines, le suiveur retiendra d’abord la « peur » de Contador à l’heure de triompher de Schleck, dans l'ultime contre-la-montre. Mais il n’oublie surtout pas les derniers tours de roue d’Armstrong. Changement d’ère ?

Depuis Paris (Champs Elysées).
« Maudit soit à jamais le rêveur inutile. » L’inconditionnalité à la Baudelaire reste-elle une valeur nodale du Tour ? Malgré sa perversité d’élaboration, la question mérite un court examen. Si le suiveur se love avec une facilité déconcertante en cette folie française qu’est le roman du Tour, avec l’impression parfois de raturer un livre blanc universel, il continue d’imaginer quelques pendus aux cous de l’onirisme saturé, situant ses emportements à la frontière de l’homme (dans sa vérité) et de la machine (dans sa pseudo-neutralité), jamais en marge du sol et du climat. Au milieu de l’indéchiffrable vacarme de juillet, imaginant jusqu’à l’insolence l’héroïsation des scénarios improbables, retenons d’abord et avant tout les yeux d’effroi du triple vainqueur Alberto Contador (Astana), samedi, dans le contre-la-montre décisif, quand, contre toute attente, pris de panique, jouant à coup de secondes le sort de l’épreuve, il crut que « c’était perdu ». Il raconta : « J’ai souffert comme jamais. J'avais passé une mauvaise nuit, j'avais très mal dormi. J'avais mal au ventre. » Un peu d'humanité.

Il fallut se pincer fort. Contador finalement 35e. Et son dauphin, Andy Schleck (Saco Bank), 44e. Les deux premiers du Tour dans les profondeurs de l’ultime chrono avant Paris. Du jamais vu… A l’image de ce Tour mystérieux, difficile à « déchiffrer » tant sa psychologie intérieure voisina de nouveau avec cette coutume de l’épuisement « à l’ancienne » plutôt sympathique. La vue d’Yvette Horner, hier au départ, nous rappela d’ailleurs subtilement que la nostalgie y est toujours une valeur d’appoint. Près de 3700 kilomètres parcourus par les coursiers. Et 39 petites secondes entre les deux prétendants. Que dire de plus ? Sinon qu’il s’agit là très exactement de l’écart dû au saut de chaîne subi par Schleck lors de l’ascension du Port de Balès… Contador ne pouvait pas perdre un Tour que Schleck devait gagner. Voilà toutes les limites de l’Espagnol, grand triomphateur tout en défensive, à 27 ans, sans avoir remporté une seule étape, devenant avec trois victoires au palmarès l’égal des Thys, Bobet et LeMond. Série en cours. Tandis qu’un Français de l’impossible surgissait de nulle part pour s’emparer du maillot à Pois. Sous l’Arc de Triomphe, hommage personnel du suiveur à Anthony Charteau (BBox). Le coureur inconnu. Magnifique et éternel. Symbole à lui seul d’un changement d’ère ?

A ce propos. Et Lance Armstrong dans tout ça ? En franchissant hier après-midi sa dernière ligne d’arrivée avant de raccrocher le vélo au clou, à quoi songeait-il à l’heure du trouble final, le corps raclé jusqu’à l’os et l’estomac creux ? Que subsistait-il de sa respiration d’homme mûr bientôt converti en homme d’affaires ? Que restait-il de ses césures camouflées sous la morgue primale ? A force d’essentialiser tout pour sur-jouer des partitions de chair à vif et d’entrailles frémissantes, atteignant sans s’en rendre compte une certaine idée de tragédie simplifiée à outrance, le Texan en avait-il fini avec ses mensonges, ses approximations et autres accommodements avec la réalité ? Dans la violence des nerfs de l’être consacré, le suiveur réalise à peine, s’y refuse. Impossible pour lui de tourner la page de dix-huit années d’exposition médiatique, avec, au passage, un record de victoires dans l’épreuve-matricielle qu’il adule tant. Car mystère-Lance demeure à ce jour le plus grand quiproquo de l’histoire du Tour, où les records seuls n’ont jamais accordé le sacre de la Noblesse pour entrer dans Salle des Illustres…

Là comme ailleurs, mieux vaut se répéter que de se contredire, d’autant que le temps qui passe n’y changera. Emblème de l’orgueil, pour le meilleur et pour le pire, Armstrong a comme achevé nos Tours d’enfance, préfigurant à lui seul un nouveau genre de coureurs, proches des héros virtuels. Son come-back à la compétition, éclatant l’an dernier, transparent cette année, en rajouta à notre trouble, d’autant que l’Américain fut l’une des pièces maîtresses d’un mécano complexe mais bien huilé servant essentiellement à une espèce de « normalisation » du côté des affaires, disons à une « trêve » - pourtant douteuse – dans la relation entre le cyclisme et le dopage. Armstrong ne le sais pas, mais l'écriture de son histoire est tellement énorme qu’il a, en quelque sorte, « déromantisé » la littérature du Tour.

Le Texan a pris sans donner, banalisant la Légende et son capital symbolique, sans jamais parvenir aux chevilles des Géants de la Route, ceux qui entretinrent une relation à l’Histoire non pas par despotisme mais par l’épaisseur de leurs faits et gestes. Son retour n’eut rien d’une rédemption, mais, au contraire, donna à voir avec éclat(s) la vraie nature du cyclisme qu’il imposa à tous : avec lui nous sommes passés du mythe au produit. Le triomphe du sportif capitaliste sur l'homme du peuple. Mais le vélo est ainsi fait : un jour ou l’autre les puissants doivent s’expliquer. Lui n’y échappera pas. Sur « l’affaire Landis » et ses suites. Sur ses victoires. Sur l’US Postal et tutti quanti. Et pourquoi pas lors d’un procès retentissant, qui solderait ces années d’errance ?

Hier soir, sur les pavés livides des Champs Elysées, le suiveur reconnaissant savait plus que jamais que sa relation à la Grande Boucle survivrait à la relativisation des comportements et au vacillement des convictions. A l’âge des Etats-monde, des machines, des masses perdues livrés aux puissances qui les enserrent pouvant d’un instant à l’autre les broyer, le suiveur n’oublie jamais que, dans le Tour, seule l’Histoire tranche. N’est pas Coppi, Merckx ou Hinault qui veut. N’est pas Fignon qui veut non plus. L’ami Laurent confessait hier : « Ce fut un beau Tour dans l’ensemble, malgré quelques légères frustrations de temps en temps… on se refait pas. »
Fidèle à lui-même, le suiveur-rêveur n’est jamais inutile. Avec Baudelaire il poétise : « Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. »

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 26 juillet 2010 -
mis sur ce blog dans sa version longue.]

(A plus tard...)

samedi 24 juillet 2010

Tour : Landis déclare "avoir vu" Armstrong se doper

Depuis Pauillac (Gironde).
Lors d’un show télévisé sur ABC, le cycliste américain Floyd Landis a réitéré aujourd’hui ses accusations contre Lance Arsmtrong, affirmant avoir été « témoin » de la prise de dopants par Lance Armstrong, y compris par transfusion sanguine. Interviewé lors du programme populaire Nightline d’ABC pendant quatre-vingt dix minutes, l’Américain, vainqueur déchu pour dopage du Tour de France 2006, a de nouveau reconnu s’être dopé, avant d’accuser une quinzaine de personnalités du vélo d’avoir été concernées par le dopage. Parmi lesquels Lance Armstrong.

« Je ne vais pas rentrer dans le détail du nombre de fois où j’en ai été témoin, mais oui, j’ai vu Lance Armstrong se doper », a confessé Landis. Avant d’ajouter : « Si cela concerne Armstrong, cela signifie qu’il y a un véritable problème avec le système, parce que j’en ai vu d’autres. A un moment, il faut dire aux enfants que le père Noël n’existe pas. Ça ne me plait pas plus que ça d’être dans ce rôle, mais il faut juste que quelqu’un le tienne.»

Face caméra, Landis est interrogé : «Avez-vous vu Armstrong recevoir des transfusions ?» Réponse de l’Américain, présent au sein de l’équipe US Postal de 2002 à 2004 : «Oui. De multiples fois.» Et de préciser : «Lance Armstrong m’a fourni des patchs de testostérone. Ce sont juste des petits patchs qu’on pose sur la peau. Rien à voir avec une tranfusion.»

Comme chacun le sait, Lance Arsmtrong, 38 ans, septuple vainqueur du Tour qui termine sa dernière Grande Boucle ce dimanche, a toujours démenti avec véhémence ces accusations. Mais les autorités américaines, qui ont officiellement ouvert une enquête, ont convoqué des témoins, parmi lesquels l’un de ses «ennemis», son compatriote Greg LeMond, mais aussi son ancien coéquipier Tyler Hamilton, devant le tribunal fédéral de Californie en vue de recueillir des informations et des documents sur les quatre dernières formations cyclistes avec lesquelles Armstrong a couru (US Postal Service, Discovery Channel, Astana et RadioShack).

Le Tour s’achève. La carrière d’Armstrong aussi. Mais en a-t-il fini avec son passé ?

[Avec AFP.]

(A plus tard...)

La Sarko-Bank privatise le Tour

Depuis Pauillac (Gironde).
Il dit aimer le cyclisme, le revendique à chaque occasion, s’en fait une gloire. Chacun doit s’y plier. Son entourage, ses conseillers, ses ministres, les Français et la terre entière... De loin ou de près, cette année, Nicoléon a collé au Tour comme rarement il l’avait fait jusque-là, dépêchant sur place des émissaires, quels qu’ils soient, quasi quotidiennement. Pour cet excès de passion, le prince-président aura un beau cadeau qu'il fera semblant d'utiliser comme d'habitude (coureur à pied peut-être, coureur cycliste jamais) : un vélo Trek Madone. Offert par Lance Armstrong en personne. Son ami. Son grand ami, qui a table ouverte au Palais et pour lequel rien n’est trop beau. Armstrong ? «Un courage magnifique.» Et quoi d’autre ? «Un champion exemplaire.» Et l'affaire Landis et le reste ? «Rien à déclarer.» Parole de spécialiste.

Voyez-vous, Nicoléon était sur le Tour, jeudi, reçu comme il se doit dans la voiture de direction par Christian Prudhomme, entre le Soulor et le Tourmalet, pour assister au duel Contador-Schleck. Loin de moi l’idée de critiquer la présence du chef de l’Etat sur les routes de la Grande Boucle : cette Institution-Tour, l’un des derniers théâtres authentiquement populaires, mérite et réclame les honneurs de la République, y compris les plus importants. Cela va sans dire. Hélas, au théâtre, il y a aussi des décors...

Et des décors, cette année, depuis le départ de Rotterdam, le pouvoir-suprême nous en a servis... Chaque jour ou presque, les suiveurs ont assisté, impuissants, à un ballet surréaliste de tout ce que l’UMP compte comme personnalités locales ou nationales. Des ministres aux élus, des dirigeants parisiens aux pontes régionaux, des femmes de responsables aux fils-fils à papa, tous y sont passés. Pour y être. Surtout s’y faire voir. Et prêcher le message officiel : sur le Tour on roule à droite. Pour un peu, la carte de l'UMP aurait été plus efficace que nos accréditations officielles pour accéder au village-départ et aux salons VIP...

Tellement que les deux ministres des Sports de tutelle en exercice, Roselyne Bachelot et Rama Yade, ont offert aux organisateurs le privilège de deux visites chacune (du jamais vu). Parmi beaucoup d'autres (liste impossible à établir), nous eûmes également l’insigne privilège de voir Eric Woerth, alias ministre du Travail, présent dans la voiture de Bernard Hinault, accompagné de son... épouse (aucune pudeur décidément). Woerth a appelé ça « un instant de détente » (sic). Pensez, avec tout le stress de l’affaire Bettencourt, quel meilleur terrain d'apaisement que le Tour… Monsieur le ministre y a signé des autographes le matin à Revel (vrai). Mais il a reçu des huées à la pelle le soir à Ax-3 Domaines (je vous assure). Le peuple du Tour, dans sa grande sagesse légendaire, ne réserve pas qu'à certains cyclistes ce rare privilège de la sanction verbale...

«Nous ne sommes que des locataires», explique Christian Prudhomme pour justifier ce bal des dirigeants quotidiens, qu'il ne peut évidemment refuser. L’autre jour, au départ de l’étape Les Rousses-Morzine, un confrère et néanmoins ami mais dont nous tairons le nom pour des raisons de discrétions et d'intimité (sic), eut le privilège de se soulager aux côtés de Xavier Bertrand, le patron de l’UMP. Scène surréaliste. Le journaliste : « Z’êtes pas un peu dans la merde avec l’affaire Bettencourt ?» Bertrand : «Pensez-vous, mon cher, on a connu bien pire !» Un petit Tour et puis tout va !

Sur les Champs-Elysées, prestige oblige, on annonce la présence de dix ministres au moins et de plusieurs secrétaires d’Etat. Mieux, les Français vainqueurs d’étapes seront reçus par Nicoléon au Palais vers 19 heures. N’en doutons pas, Gérard Holtz ou Laurent Jalabert ne seront pas loin pour recueillir la parole sacrée.
Franchement. Le peloton s'arrêtant à Colombey, en 1960, pour saluer le Général, c'était quand même autre chose, non ?

(A plus tard…)

vendredi 23 juillet 2010

Tour : les assassins du « cercle de la mort »

Depuis le Tourmalet (Hautes-Pyrénées).
Alors débuta ce long monologue avec les silences, pour que la tempête parvînt à se consumer des dedans et que, arrimés aux forces telluriques d’outre-là, le froid et la pluie modèrent leur violence. Orages hurlants, la pluie abondante et glacée jusqu’au petit matin nous avait effrayés. Aussi, lorsque les 172 rescapés transis prirent le départ dans les rues de Pau, hier midi, nous guettions les cimes pour entrevoir ce que la légende du jour, sculptée pour le centenaire du premier franchissement du Tourmalet, allait nous réserver. Une baisse vertigineuse des températures. De la pluie. Des nappes de brouillard. Les Forçats 2010 verraient-ils l’entr’aperçu de l’Histoire infernale, celle qu’ils devaient écrire, enfin ?

Nous aurions tant voulu que la grande bataille des leaders surgisse avant terme, qu’elle nous commotionne par exemple dès l’ascension du col de Marie-Blanque (1re cat.), ou dans le Soulor (1re cat.), à soixante kilomètres du but. Las, il fallut nous contenter d’une longue échappée de sept coureurs (Pauriol, Kolobnev, Flecha, Kloren, Perez Moreno, Boasson Hagen et Burghardt). D’une algarade désespérée de Carlos Sastre (Cervelo). D’une attaque désordonnée d’un peloton de moutons, bêlant en tout sens et semant la pagaille dans le groupe maillot jaune, surpris par l’audace des bovidés. Puis attendre, ensuqués, les rampes mortifères du Tourmalet. Pour voir des actes d’onirisme singulier entre Alberto Contador (Astana) et Andy Schleck (Saxo Bank). En passer à l’essentiel. Tutoyer le déraisonnable.

Et puis survivre à la poésie meurtrière du Tourmalet, emprunté là par Barèges, 19 kilomètres d’ascension à 7,5%. Devant une foule considérable réunie dès les contreforts du géant pyrénéen, venue célébrer autre chose que le seul passage des coureurs, disons la noblesse des lieux, les Saxo Bank de Schleck prirent l’ascendant. Dans la roue de Cancellara d’abord, Fuglsang ensuite, une impressionnante course de côte à l’essoufflée, à l’asphyxie, se profila. A douze bornes du but, Contador se retrouva esseulé au milieu d’un groupe pourtant fourni. Avant écrémage total, à dix kilomètres du sommet, sur deux impulsions d’Andy Schleck. Initiative annoncée. Un rien fracassante. A laquelle s’accrocha sans faillir Alberto Contador, tous les autres s’affaissant pour perdre du temps. Dans le crépuscule, deux hommes sur l’asphalte humide – et plus rien. Plus d’échappés, plus de contradicteurs. Eux seuls. Une tentative d’Alberto, un coup d’épaule comme réponse, des regards d’assassin d’Andy voulant laisser l’autre sans vie sous sa roue. Le coude à coude nous hypnotisa. Mais les paralysa. Sur la ligne, Contador laissa la victoire à son jeune rival et ce fut étrange et presque banal à admettre. Un don fondamental ? Un partage élégiaque ? Au sens sacrificiel et stupide de l’idée.

Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion faute d’admiration, pour jamais obsédé par les histoires fabulées qui enluminèrent ses nuits, le suiveur qui n’en est pas moins archiviste lâcha comme un sanglot, un râle plutôt. Que sont ici les Contador, les Schleck, les Sanchez et autres Menchov ? Savent-ils à sa juste valeur l’ampleur du Tour qui les honore malgré eux ? Ce Tour généreux, miraculeux, ce Tour qui arpente la Salle des Illustres rassemblés hors-temps. Ce Tour saisi dans ses limites et sa grandeur… Vu d’en-haut, où grondait quelque dieu improbable, nous revîmes, dans un contraste saisissant, cette vieille photo exhumée sur laquelle on devine Octave Lapize, en 1910, escaladant à pied les derniers hectomètres du Tourmalet, lui le premier cycliste du Tour à le vaincre, tractant à la force des bras un vélo antédiluvien sur un chemin qui n’en portait que le nom. A l’époque, les rares habitants nommaient « le Cercle de la Mort » cette région de pics coincée entre Peyresourde, Aspin et Tourmalet. Des histoires de lutins, de bergers dévorés par des ours lors de nuits sans lune. Des routes impossibles, sentes caillouteuses ravinées par la violence des vents et l’abondance de la neige l’hiver…

Ce fut là, sous l’ombre portée de cette photo noircie d’un pionnier mort au chant d’honneur (1), qu’un instant, un instant seulement, le suiveur se sentit renaître à la dramaturgie d’un monde qu’il croyait dissolu. L’Heure des hommes vivants qui se nourrissent, impassibles ou contraints, à la maturation saccadée des aînés de l’Antique. Sur le Tour, les héros classiques ont toujours des héritiers. « Vous êtes tous des assassins !», hurlait Lapize aux organisateurs en 1910. Au sommet du Tourmalet, hier soir, ces mots claquaient comme une évidence. L’ici-maintenant d’où réchappent tous les sentiments d’éternité. Pour qu’enfin puisse débuter le long monologue avec les silences.

(1) Pilote d’avion, le sergent Lapize mourut durant la Première guerre mondiale, abattu en vol le 14 juillet 1917, en Meurthe-et-Moselle.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 23 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]

(A plus tard...)

jeudi 22 juillet 2010

Tour : Jens Voigt, le héros inconnu des Lettres... sur un vélo de junior

Depuis le Tourmalet (Hautes-Pyrénées).
Au cœur de cette itinérance pour équilibristes du bitume et des Lettres, une espèce de douceur unique en son genre s’impose parfois, trop rarement, surgissant là où on ne l’attend pas forcément. Voici une anecdote merveilleuse et rare, donc précieuse, d’abord rapportée par notre ami et confrère James Startt, franco-américain, puis évoquée ce matin dans Libération par notre ami Jean-Louis Le Touzet, alias l'Amiral, avec lequel nous partageons tables et vins les soirs d’étapes (sans commentaire)...

Cette histoire concerne l’inoxydable Jens Voigt (38 ans), l’un des derniers représentants de la Salle des Illustres, qui, avec ou contre tous, poursuit son bonhomme de chemin en cultivant son jardin et ceux des autres s’ils le demandent. Car voyez-vous, Voigt n’est pas qu’un coureur expérimenté, il est aussi un lettré qui traîne dans sa musette des livres, des histoires, des contes et assez de culture pour faire pâlir la plupart des suiveurs… Il lit les Français, les Américains, les Nordiques, etc. Et si besoin, il se plaît à citer Norman Mailer, comme à l’arrivée aux Rousses : « Moi-même, j’ai cru mourir. » Pour les besoins d'un prochain livre, j’ai personnellement du Marx dans le coffre arrière de la voiture de l'Huma (si, je vous assure que c’est vrai), Voigt, lui, c’est Hegel qui berce ses soirées… Que voulez-vous. Il est né en Allemagne de l’Est et n'en dit pas que du mal, ce qui n'est pas bien vu dans le peloton (et ailleurs) !

Reprenons. Voici ce qui est arrivé à notre ami-cycliste, mardi vers Pau. Pour la bonne compréhension de l'histoire, n’oubliez pas que, l’an dernier, il avait été contraint à l’abandon dans le Tour après s’être fracassé sur le sol… Mardi donc, dans la descente du col de Peyresourde, Jens tomba, assez lourdement. Encore quelques brûlures supplémentaires. Le problème, c’est qu’il cassa là sa machine, devenue totalement inopérante. Dans l’anarchie de la course, qui commençait à se décanter, il se trouva qu’à ce moment précis les deux véhicules de son équipe Saxo Bank se situaient assez loin devant lui (ce sont des choses qui arrivent dans les étapes de montagne). Instable situation, n’est-ce pas ?

Les minutes passant, un véhicule officiel finit par arriver à ses côtés… la voiture-balai. Comme il se doit, voyant le coureur en extrême difficulté, le chauffeur lui demanda : « Tu montes ? » Et notre Voigt d’hurler : « Non. Ça va pas la tête? Donne-moi plutôt un vélo. » Bonne pioche. A l'intérieur dudit balais, il y eut de quoi. Enfin façon de parler. En ouvrant le fourgon, Jens Voigt découvrit un vélo, mais de junior. Un vélo jaune. Pas du tout à sa taille, puisqu’il s’agissait d’un cadre ridiculement petit pour lui. Et tenez-vous bien, avec des cale-pieds « à l’ancienne », avec la courroie et tout et tout…

D’après-vous, que fit notre Jens ? Il enfourcha bien sûr cette machine inadaptée, et s’en fut achever la descente, comme il le put, les chaussures enfournées dans des cales préhistoriques. (Voici d'ailleurs la photo qui le prouve, publiée sur le site de James Startt, bicycling.com : http://www.bicycling.com/tour-de-france/tour-features/saying-no-sag-wagon)

Qu’on le sache, Voigt roula ainsi un peu plus de vingt bornes, le coude gauche en sang et pas mal de contusions ici et là, avant que son équipe puisse arrêter une voiture pour le secourir en bonne et due forme. C’est donc sur un vrai vélo qu’il acheva son périple à Pau, 121e de l’étape à seulement 34 minutes du vainqueur. « Jamais de la vie je n'aurai abandonné, j'aurai préféré courir à côté de mon vélo », expliqua-t-il le soir.

Sur le site http://www.bicycling.com/ où il délivre régulièrement ses impressions du Tour 2010, Voigt choisit à chacune de ses interventions un auteur qu’il veut mettre en avant. Le soir de cette embardée sur ce vélo de junior, il cita Jack London (A cheval à travers l’Arctique). Il aurait pu choisir Kerouac. Avant la Route ou Sur la Route étaient tout choisis.
Et dire qu’un jour, Jens Voigt aura définitivement décroché des pédales et ne sera plus sur le Tour… Allez, je renifle déjà.

(A plus tard…)

mercredi 21 juillet 2010

Tour : à propos du mentir-vrai et du chant du cygne…

Depuis Pau (Pyrénées-Atlantiques).
« J'ai été le témoin dans ma vie de bien des choses qui auraient pu se transformer en fictions... » Le suiveur ne fantasme pas et sait très bien que les cyclistes n’ont pas lu Aragon. Pas même Contador, qui aurait pu retourner la formule comme un cuissard sale : « J’ai été le témoin dans ma vie de bien des choses qui auraient pu se transformer en réalités… » Le mentir-vrai est-il une valeur à la hausse ? Mais depuis quand le cyclisme se présente-t-il comme un sport de haute éthique où tout se dit, où tout se vaut, où les « faits de course » nous embarquent dans la poésie des actes? Le vélo demeure mécaniquement humain, les fourches cassent, les chaînes sautent, les corps s’embrasent. Et si le Tour se joue « à la pédale », il lui arrive de choisir sur une chute, un bris de matériel, une fringale voire une traitrise épouvantable. Le rendez-vous de juillet n’est pas un sanctuaire débarrassé des comportements humains.

Allez osons. Le mentir-vrai est-il parfois sublime d’amoralité quand il convole en secondes noces avec la Petite Reine? Alberto Contador (Astana) a trouvé une étrange réponse. Sûr de son bon droit lorsqu’il s’empara du maillot jaune à Bagnères-de-Luchon, malgré les huées d’un public affranchi des protocoles, l’Espagnol eut ensuite la curieuse idée d’infléchir sa position. Via Twitter, le tenant du titre se décida, contre toute attente, à poster une vidéo tard lundi soir, dans laquelle il voulut s'excuser, face caméra, depuis sa chambre d’hôtel. Dramaturgie à son apogée. «Il y a un problème sur les circonstances, déclara-t-il. J'ai peut-être commis une faute, j'en suis désolé.» Et Contador de s’essayer à un exercice de contrition surprenant: «Je suis déçu, car le fair-play est une notion importante pour moi. Je n'aime pas ce qui s'est passé (…), je ne suis pas comme ça. » Le suiveur, prudent, se souvient de ses pères jésuites. C’est toujours suspect quand un fidèle passe directement de la sacristie à confesse…

«Je ne vais pas pleurer, je vais prendre ma revanche », professait Andy Schleck (Saxo), tout en rage assermentée. On allait donc voir ce qu’on allait voir. Dès hier ? Dans ce « classique » du vélo qu’est Luchon-Pau, par Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque, hélas placé à soixante bornes du but, il aurait fallu qu’Andy renverse les tables de la Loi pour faire vaciller le Tour et Contador avec. Alors d’autres s’y essayèrent. Pour de plus laïques ambitions. Prenez Lance Armstrong. A 12 kilomètres du sommet du Tourmalet, pris d’une frénésie plus vengeresse qu’adaptée aux circonstances et à son âge (38 ans), le Texan piqua la mouche et s’en fut. Nous hagards et lui retrouvé, il ne put camoufler un pédalage à la va-vite, saccadé, heurté, quasi à bout de souffle, bref propulsé par une urgence dont il refuse de dire le nom (Floyd Landis). On pourrait ridiculiser le bel orgueil du septuple vainqueur à l’heure de sa propre fin. A quoi bon. Le suiveur aime trop l’art lyrique pour se moquer d’un chant du cygne.

Car sous l’impulsion de l’Américain, une belle troupe de dix hommes, réduite à sept au sommet de l’Aubisque, parvint enfin à s’échapper, après un début d’étape un peu fou. Outre Armstrong, il y avait là Moreau, Fédrigo, Horner, Plaza, Cunego, Van de Walle, Casar… et Carlos Barredo (Quick Step), qui, planta tout son monde à 45 kilomètres de l’arrivée, avant d’être revu à quelques encablures. Durant le mini-sprint, nous pensâmes très fort « pourquoi pas Armstrong »… mais Pierrick Fedrigo (BBbox), jaillissant et plus puncheur que jamais, se devait d’offrir la sixième victoire française de ce Tour. Et derrière ? Rappelez-vous : on allait voir… on n’a rien vu. Sauf une espèce de paix des braves entre Contador et Schleck peu conforme à la Légende des lieux. Manière vulgaire d’annoncer à tous : « On se retrouve jeudi, à la vie à la mort, dans la montée du Tourmalet. »

Quoiqu’il aspire à de nobles destinées, le suiveur, dans sa grande folie, se devine impuissant, observateur privilégié d’un espace trop rarement chaotique. Puisqu’il lui est impossible de faire plier la course par la seule volonté de ses songes, il accepte cette société du doute qui se reconstitue chaque jour dans le miracle du Tour, mais tente toujours d’en déchiffrer sa philosophie. Avouons que la relation vérité-mensonge y reste obscure. Si un coureur dit le faux sans vouloir tromper, en pensant dire une réalité, est-ce vraiment un mensonge ? Et le vrai mensonge ne suppose-t-il pas l'intention de tromper, quitte à dire une certaine réalité ? Contador aurait dû le savoir : une parole qui témoigne a toujours partie liée avec la possibilité au moins de la fiction et du parjure. La preuve. Nous avons appris hier que le sprinter Alessandro Petacchi (Lampre) avait lui-même annoncé qu’il était l’objet d'une enquête depuis le 12 juillet dernier sur des pratiques dopantes présumées, en Italie. La direction du Tour n’en aurait rien su jusque-là. L’art du mentir-vrai n’est plus ce qu’il était.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 21 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]
 
(A plus tard...)

mardi 20 juillet 2010

Tour : l’Italien Petacchi inquiété par la justice italienne pour fait de dopage ?

Depuis Pau (Pyrénées-Atlantiques).
Permettez-moi d’abord une courte parenthèse symbolique. Sachez-le, les suiveurs continuent depuis vingt-quatre heures de s’amuser d’une douce ironie de l’histoire. Andy Schleck (Saxo Bank), victime lundi d’une mécanique prétendument supérieure à toute contingence (un saut de chaîne monstrueux), serait donc le leader malheureux d’une équipe que l’on soupçonnait il y a peu, pourtant, d’utiliser des bécanes à moteurs… C’est quand même fabuleux ! Les techniciens et autres laborantins seraient parfois dépassés par la tradition des heures antiques et des Illustres… Comment ne pas s’en réjouir ?

Trêve de plaisanterie. Car beaucoup de chimistes, manifestement, sont toujours opérationnels… Aujourd’hui à Pau, dans la torpeur d’une étape quasi escamotée par les leaders malgré quatre sommets mythiques (Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque), nous avons appris que le porteur du maillot vert du Tour Alessandro Petacchi (il l’a perdu ce soir au profit de Thor Hushovd), venait d’annoncer personnellement qu’il faisait l'objet d'une enquête en Italie sur des pratiques dopantes présumées.

Le sprinteur italien de la Lampre, âgé de 36 ans, serait en effet soupçonné d'avoir pris plusieurs produits interdits, rapporte la Gazzetta dello Sport, citant du PFC (perfluocarbone, qui accélère le transport de l’oxygène dans le corps sans modifier l’hématocrite) et de l'albumine (utilisée pour faire baisser le taux hématocrite, limité à 50% en compétition). Rappelons au passage que Petacchi, dont la réputation en ce domaine a largement dépassé les frontières de son pays, avait été contrôlé positif en 2007 au salbutamol, un médicament qui a la propriété de dilater les bronches...

« Le 12 juillet 2010, le procureur de Padoue a invité M. Petacchi à se rendre disponible à la fin du Tour de France pour répondre aux questions sur son passé, qui ne se rapportent ni à la saison actuelle ni à son équipe actuelle », a précisé hier l'avocat du coureur, Virginio Angelini, dans un communiqué transmis par la Lampre. Non sans hypocrisie, nous pouvons également lire dans ce texte : « En toute sérénité, Alessandro Petacchi s'est déjà dit, par l'intermédiaire de son avocat, disponible pour clarifier sa position et il est certain de pouvoir prouver qu'il n'est absolument pas impliqué dans ces événements. » Petacchi, qui a quand même remporté deux étapes cette année, à Bruxelles et Reims, n’a pas été et ne sera pas retiré du Tour par la Lampre, si l’on en croit l’équipe italienne. Pour justifier sa décision, celle-ci avance le fait qu’elle a été informée de ces poursuites judiciaires par la presse. Ce qui reste évidemment à démontrer...

Dans le cadre de l'affaire dite de « Mantoue », qui débuta suite aux auditions du grimpeur italien Emanuele Sella, contrôlé positif en 2008, le procureur de Padoue, Benedetto Roberti, tente depuis des mois de mettre au jour un trafic de produits dopants. Il a déjà entendu plusieurs cyclistes ayant couru au sein de l'équipe Lampre. Rappelons également que, en avril dernier, l'équipe BMC avait suspendu provisoirement Alessandro Ballan et Mauro Santambrogio pour les mêmes faits : les deux hommes, jadis à la Lampre, venaient d’être «entendus» par le même procureur...

Questions pour finir.
D'abord, comment la direction du Tour va-t-elle réagir ? Officiellement, Christian Prudhomme et ses proches viennent d’apprendre – comme nous – que Petacchi était inquiété par la justice de son pays. Va-t-elle l'exclure au plus vite ou se contenter de ces explications pour le moins sommaires ?
Ensuite, sachant que l’information remonte au 12 juillet dernier, comment cette même direction du Tour n'a-t-elle pas été instruite de l'existence cette enquête judiciaire par les autorités italiennes compétantes ? Il y a encore quelques années, jamais un tel fait - pour ne pas dire un affront - aurait pu se produire.
Ces questions réclament des réponses... rapides !

(A plus tard…)

Tour : Voeckler triomphe à l’excès, Contador par défaut...

Depuis Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne).
«On périt par défaut bien plus que par excès.» Mais qui a lu Saint-John Perse dans le peloton ? A l’heure où quelques prétentieux s’entichent de références acceptables sur ce théâtre d’expression propice aux éclats de style, le suiveur poursuivait l’aventure pyrénéenne vers la micro-vallée de Bagnères-de-Luchon en se demandant si la singulière partie de «poker menteur» (expression lue à peu près partout) entre Contador et Schleck se poursuivrait toute la journée. Quand accepteraient-ils de régler leurs comptes, et, surtout, lequel des deux aurait assez de rage pour faire sombrer l’autre, par excès et non par défaut ?

«Parlons plutôt de bataille psychologique entre les deux», plaidait hier midi Cyrille Guimard, qui, avec son œil malin légendaire et son plaisir quasi vicieux à détruire les mythes, suggérait une autre hypothèse à laquelle nous n’osions penser sérieusement. «Et si un autre en profitait?» Inutile de dire qu’entre le magret de canard et le fromage de brebis pyrénéen, l’hypothèse assécha la discussion. Encore que. La veille à Ax-3 Domaines, nous avions tous vu filer comme des voleurs Denis Menchov et Samuel Sanchez, et nous n’avions pas pu nous empêcher de repenser aux propos de Schleck : «Denis Menchov n’est pas un candidat à la victoire.» Que valaient encore ces mots ? L’excès de focalisation – sur un homme, ou deux – n’est-elle pas une faute à l’Esprit du Tour, un manque de respect dû sa grandeur ?

Avec pour tout horizon des cimes dressées à l’éternel, le peloton s’avança du Port de Balès, kilomètre 146. Un col récent dans l’histoire de l’épreuve, ancien chemin pastoral goudronné seulement en 2007 pour les besoins du Tour : près de vingt kilomètres d’ascension à 6,1% de moyenne, préalable à une courte bascule vers Bagnères. A l’avant, une grosse échappée de dix éléments (Voeckler, Ballan, Mondory, Ivanov, etc.) avait franchi en tête les cols du Portet-d’Aspet (2e cat.) et des Ares (2e cat.). Dix minutes au compteur, de quoi espérer. Sauf si les cadors en décidaient autrement. Dès les premières rampes, sous l’impulsion de l’équipe du maillot jaune, Saxo Bank, suivie comme son ombre par six équipiers d’Astana, nous quêtions quelques exploits humains pouvant traduire encore la toute-puissance du cyclisme, élevé au rang de poésie mystérieuse.

Voilà d’ailleurs le meilleur adjectif : un Tour « mystérieux ». Difficile à « lire », tant sa psychologie empreinte à une tradition d’épuisement. « Pour gagner le Tour de France, il faut que je prenne des risques et les pentes de Balès seront pour moi », avait annoncé Andy Schleck. Une violente attaque et un ennui mécanique plus tard, la victoire morale du Luxembourgeois se dessina en grand ! Explication. Tandis que Schleck se retrouva à pied en raison d’un incroyable saut de chaîne, Alberto Contador, qui avait d’abord été lâché par l’accélération, décida contre toute logique sportive de contre-attaquer. Et de s’enfuir dans un petit groupe. Au prix d’un effort exceptionnel, fruit d’un énorme braquet, Schleck tenta de limiter les dégâts. En vain.

Sur la ligne, le Luxembourgeois cédait son maillot jaune à Contador, pour 8 petites secondes. Question légitime : alors qu’il était à l’arrêt, le maillot jaune avait-il été agressé ? Oui. Ou non. «Il était trop tard quand je l’ai su», tentait de se défendre Contador, après avoir été sifflé sur le podium. Pour Schleck, pas de doute : «A sa place, je n’aurai jamais fait ça. Il n’aura pas le prix du fair-play. (…) Je vais prendre ma revanche.» La violence des éléments réclame-t-elle une mansuétude d’âme peu conforme à la brutalité des événements ? Le suiveur admet son trouble.

Dans le groupe de tête, Thomas Voeckler (BBox), parti seul, révéla son orgueil le plus valeureux pour sourdre par-delà les montagnes un sacré caractère. Avec son maillot de champion de France, il bascula en anachorète au sommet, et, au prix d’une descente à tombeau ouvert, le protégé de Jean-René Bernaudeau s’en alla quérir une victoire si prestigieuse qu’elle nous réchauffa le coeur. Toute sa carcasse à l’arrachée invitait à l’évasion, et la voir, juste la voir, était une aventure en bonheur. Cinquième victoire française. Bravo.

Preuve de souffrance et preuve d’amour, ce devait être l’heure de Grands. Qu’on se le dise. Le cyclisme est tellement impitoyable que son héritage même est un combat qui requiert des excès d’excellence, la preuve. Aujourd’hui, le Tour honorera son passé avec un classique d’entre les classiques : quatre cols de légende se dresseront, Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque. Un parfum de gloire, une odeur d’hors-là. A une condition néanmoins. Que la légende ne s’écrive pas par défaut. Hier, en franchissant le col du Portet-d’Aspet, où l’Italien Fabio Casartelli avait perdu sa jeune vie le 18 juillet 1995, le suiveur trouva une réponse en forme d’épitaphe sur la stèle dédiée à sa mémoire : «Vivre dans les cœurs que nous laissons derrière nous signifie ne pas connaître la mort.»

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 20 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]

(A plus tard...)

dimanche 18 juillet 2010

Tour : quand Armstrong parle… entre les mots

Depuis Ax-3-Domaines (Ariège).
Avec Lance Armstrong, tous les mots ont leur importance. Toujours. Invité de Stade 2 ce dimanche 18 juillet, après la 14e étape du Tour de France où il a de nouveau perdu énormément de temps vers Ax-3-Domaines, l'Américain a réagi publiquement (disons devant un plus grand public que les quelques journalistes qui le traquent quotidiennement sur les routes du Tour) aux accusations de dopage lancées contre lui par son ancien coéquipier Floyd Landis, du temps glorieux de l’US postal.

Face aux questions complaisantes de l’équipe de France Télévision, aidée par un Michel Drucker plus adulateur que jamais, le septuple vainqueur du Tour a assuré, avec un grand calme: «Avec Floyd, nous avons des versions différentes. Sa version évolue, elle se modifie.»

Le leader des RadioShack s'est également montré très critique vis-à-vis de Greg LeMond, triple vainqueur du Tour (1986, 1989, 1990), convoqué comme témoin par le tribunal fédéral de Californie, dans le cadre de la même enquête (qui "progresse vite", nous assure-t-on de sources sûres). LeMond venait en effet de déclarer, le matin même dans le JDD, qu'Armstrong était «la pire chose qui soit arrivée au cyclisme»... Choisissant de contre-attaquer violemment contre son compatriote, Armstrong a pesé lourdement le choix de ses phrases, n'en doutons pas une seconde: «Nous allons avoir l'opportunité de dire la vérité devant des autorités, et Greg LeMond le dira à propos de 1989 j'espère. Parce que lui aussi, il faudra qu'il révèle sa vérité. Moi, je n'ai rien à cacher.»

Vous avez bien lu. Armstrong dit: «Lui aussi, il faudra qu’il révèle sa vérité.» Et si, par ces mots, Armstrong laissait entendre qu’il parlerait prochainement. Du coup, une question légitime s'impose: pourra-t-il seulement faire autrement, quand le Grand Jury américain prendra sa décision quant à la tenue éventuelle d'un futur procès? Ceci confirme notre impression depuis le départ de Rotterdam: Lance n'y est pas et pédale à-côté de son vélo. Les pieds ici. La tête ailleurs.

(A plus tard…)

samedi 17 juillet 2010

Tour : quand Johan Bruyneel s’épanche…

Depuis Revel (Haute-Garonne).
Il parlait peu depuis le départ de Rotterdam. Et pour cause. Entre « l’affaire Landis » et/ou « l’affaire Armstrong » (comment la bien nommer?) et les déboires sportifs de son vieux Lance, pour lequel le Tour ne se passe pas du tout comme prévu, Johan Bruyneel semble errer comme une âme en peine depuis quinze jours. Une posture singulière pour le directeur sportif de RadioShack, habitué depuis 1999 à tirer toutes les ficelles du peloton, à faire ou défaire les réputations, à conditionner une bonne part des décisions de ses congénères et même, tenez-vous bien, à réguler le marché des transferts...

Ce samedi, dans les colonnes de l'Equipe, le Belge sort de son silence et se montre pour le moins philosophe, du moins s’y efforce-t-il: «C'est vrai qu'on n'a plus le poids de la course. Je n'avais jamais connu cette situation. Au début, c'est un sentiment étrange mais finalement ce n'est pas plus mal. On est plus relax le soir à l'hôtel, on a le temps de vivre.»

Concernant les accusations de dopage proférées par Floyd Landis, Johan Bruyneel, mis personnellement en cause avec Armstrong du temps de l’US Postal, contre-attaque par ces mots: «Landis ne nous a pas surpris. Cela fait deux ans qu'il nous menace et même, depuis 2006, il nous harcèle pour nous demander soit une place dans l'équipe, soit de l'argent. On avait déjà connu ça en 2004, avec la parution d'un livre violent contre lui (Armstrong, NDLR). Ce n'était pas agréable mais ça ne nous avait pas déstabilisés outre mesure. On sait y faire…»

Jadis redouté, Bruyneel est aujourd’hui traqué par les journalistes, éreinté par des détracteurs jadis muets. «Les critiques me fatiguent mais, depuis le temps, je suis immunisé. (…) Je suis peut-être isolé, mais il faut savoir faire évoluer notre sport.» Première nouvelle. La gagne à tout prix serait donc une «évolution», à défaut d’être un progrès...

(A plus tard…)

Tour : journée de solidarité pour Ghesquière et Taponier

Depuis Revel (Haute-Garonne).
Après l'accrochage de leurs portraits au sommet du Mont-Blanc par des journalistes de France 3 Grenoble, le Tour de France a dédié toute cette journée du samedi 17 juillet aux deux journalistes otages des talibans en Afghanistan depuis très exactement 200 jours: Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier. Des portraits des deux hommes ont été affichés au village-départ, à Rodez. Dès la veille, les nombreux touristes de la ville avaient déjà pu découvrir deux photographies des journalistes sur l’une des façades de la magistrale cathédrale.

Enlevés fin décembre dans la province de Kapisa au nord de Kaboul, Ghesquière et Taponier ont donc été présents dans la caravane, dans le cadre de différentes actions menées toute la journée, entre Rodez et Revel. «Cette journée a été imaginée pour rendre très visibles, à l'échelle internationale du Tour de France, la détention de ces deux hommes, explique Christophe Hilary, leur confrère de France Télévision. Le Tour est suivi dans 188 pays, diffusé par 100 chaînes sur 5 continents, soit 3,5 milliards de spectateurs sur 21 jours… Ces chiffres se passent de commentaires!»

Sur tous les véhicules de France Télévisions étaient collées des affiches autocollantes. Quant aux journalistes embarqués sur les motos, ils portaient tous un tee-shirt avec le chiffre « 200 », tout comme les cinq membres du comité de soutien qui distribuaient des bracelets le matin dans le village-départ. «Notre message aujourd’hui était simple: nous sommes là, nous ne les oublions pas et nous nous battons pour leur retour », raconte Christophe Hilary. Peu avant le départ fictif, Laurence Bobillier, directrice adjointe de la rédaction nationale, et des membres du Comité de soutien avaient pris place aux côtés du directeur du Tour, Christian Prudhomme. Ils sont restés devant le peloton de longues minutes, muets. Pour un moment solennel de solidarité.

Dans la voiture de l’Humanité, Eric Serres et moi-même nous sommes bien sûr associés à cette journée.

(A plus tard…)

vendredi 16 juillet 2010

Tour : les Schleck jettent des pavés dans la marre…

Depuis Mende (Lozère).
Le Tour était encore perturbé, ce matin au village-départ de Bourg-de-Péage. Perturbé par l’exclusion la veille de Mark Renshaw, le poisson-pilote lors des sprints du crack Mark Cavendish (Columbia), pour «gestes antisportifs» lors de l’emballée finale jeudi soir. Coup de boule, coup de chaleur, coup de sang... Et pourtant, certains se demandaient ouvertement: «Ont-ils puni Renshaw pour s’en prendre à Cavendish?» Bonne question. Jean-François Pescheux, le directeur sportif du Tour, en appelait pour sa part à «l'image du Tour»... De quelle image s'agit-il? N'y a-t-il pas plus graves profanations?

A peine remis de cette polémique, une autre a surgi dans le quartier coureurs. Cette fois du côté de l’équipe Saxo Bank, où Andy Schleck a tenu mini-conférence de presse. En écho à son frère Franck, qui avait vigoureusement critiqué un profil du Tour 2010 «trop dangereux» à son goût, le Maillot Jaune en personne a estimé que les pavés n'avaient pas leur place dans la Grande Boucle, référence à l'étape d'Arenberg. Des propos étonnants, de la part d’un coureur plutôt «à l’ancienne», aimant d’ordinaire les confrontations rugueuses, sans formatage ni formalisme.

«Même si c'est une étape qui m'a avantagé, je pense que ce n'est pas bien dans un Tour de France, a expliqué le grimpeur luxembourgeois. Si certains veulent rouler sur les pavés, qu'ils courent Paris-Roubaix, mais cela n'a pas sa place au Tour de France. Ce n'est pas parce que mon frère est tombé que je dis ça. C'était mon avis avant le départ du Tour et cela reste mon avis.»

Dans un entretien au quotidien danois Ekstra Bladet, Frank Schleck, opéré d'une triple fracture de la clavicule gauche le 6 juillet dernier, avait devancé l'appel. «Ceux qui planifient la route du Tour n'ont aucun droit de jouer au hasard avec la vie des coureurs pour faire simplement une course spectaculaire», avait lancé le coureur, fracturé à la clavicule lors de la 3e étape. «Les chutes font partie du sport cycliste, mais ce n'est pas un divertissement. Il y a des coureurs qui ne se relèvent jamais et deviennent infirmes pour la vie. Personne ne doit tracer un parcours qui invite presque à des chutes, et surtout pas sur le Tour de France.» Et Franck, loin du Tour depuis son abandon, d’ajouter: «Je suis très en colère et frustré contre les organisateurs, qui insistent sur la sécurité en obligeant par exemple les coureurs à porter des casques, mais choisissent en même temps un tracé où les chutes sont garanties.»

Ce tir groupé des frères Schleck ne manquera pas de susciter des répliques. Rappelons que notre Lance Armstrong, qui a non seulement de la bouteille mais parfois du bon sens (pas sur tous les sujets...), confessait il y a quelques jours, comme un vieux sage: «Voilà un siècle que l’on court Liège-Bastogne-Liège sur ces routes, parfois sous la neige! Voilà un siècle qu’on court Paris-Roubaix, sur des pavés et dans la poussière. C’est ça, le cyclisme. Et certains feraient bien de ne pas oublier que le cyclisme, c'est le Tour… »

Une fois n'est pas coutume. Et si nous laissions le dernier mot à Lance?

(A suivre…)

jeudi 15 juillet 2010

« Affaire » Armstrong : des témoins bientôt cités devant un grand jury américain…

Depuis Bourg-lès-Valence (Drôme).
Chers internautes, vous en avez désormais l’habitude : pendant que le Tour poursuit son aventure à travers la France, « l’affaire Armstrong » continue, elle, de progresser très vite. Une affaire précipitée sur le devant de la scène depuis les aveux sous forme d’accusations de Floyd Landis… Ainsi, tandis que la Grande Boucle marque une pause (relative) entre les deux cimes alpestres et pyrénéennes, nous avons appris mercredi soir que les autorités américaines avaient bel et bien envoyé des citations à comparaître (comme témoin) devant un grand jury. En cause : d’éventuels cas de dopage avéré. Principal suspect : l’Américain Lance Armstrong, septuple vainqueur du Tour…

Cette fois, c’est le New York Times, sur son site internet, qui a délivré l’information. A ce jour, les noms des personnes convoquées ne sont pas connus, mais, selon certaines sources, ces audiences risquent de faire « beaucoup de bruit ». Landis, déchu de sa victoire dans le Tour 2006 pour un contrôle positif à la testostérone, a impliqué son ancien leader, mais également son ancien directeur sportif à l'US Postal Johan Bruyneel. L'Agence antidopage américaine a depuis lancé une enquête sur la base de ces accusations.

Mercredi, avant le départ de Chambéry, Lance Armstrong a fait savoir officiellement qu’il était prêt à collaborer à une enquête antidopage, à la condition que cette enquête soit «juste» et ne ressemble en rien à «une chasse aux sorcières». Vous avez bien lu… Un changement de ton évident pour Armstrong, qui, jusqu’à maintenant, s’était contenté d’ironies ou de brutalités verbales. Armstrong émet désormais des conditions à son éventuelle participation. Il ouvre donc la porte à cette possibilité. Question logique: en a-t-il vraiment le choix ?

Alors que son dernier Tour de France est déjà sportivement « fini », selon sa propre expression, nous sentons depuis des jours et des jours que le Texan semble plus préoccupé par les développements autour de l'enquête de la justice américaine que par sa course elle-même. Une impression de gravité infinie s’est emparée de tout son être, et ça ne trompe pas…

Concernant l’US Postal, objet de tous les doutes, Armstrong a finalement choisi de s’expliquer en ces termes: «Ce n'était pas ‘’ma’’ société, je n'étais rien dans cette société, je n'avais pas de part, je ne touchais pas de dividendes, je n'étais pas au conseil d'administration. Je n'étais qu'un coureur dans l'équipe. Je ne peux pas être plus clair.» Armstrong le sait: la convocation du « grand jury », aux Etats-Unis est un échelon supplémentaire avec lequel il ne faut pas plaisanter. Si ce « grand jury » déclare que les éléments de l'enquête sont suffisants, un procès se déroulera prochainement.

On imagine la suite. Et les conséquences…

(A suivre…)

mardi 13 juillet 2010

Tour : Schleck et Contador déclenchent l’imprévisible apocalypse…

Depuis Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie).
Et soudain, une forme d’apocalypse. De ces apocalypses sportives d’autant plus imprévisibles que rien, absolument rien ne l’avait annoncée… Expliquons-nous. Depuis tôt le matin, au volant de la voiture de l’Huma, le suiveur placé juste devant le peloton trépignait d’impatience. Il voulait qu’une bataille épique débute, qu’il puisse s’y glisser, se faire peur dans les virages, dans les descentes, bref qu'il assiste à un théâtre alpestre digne de ce nom... Mais dans la moiteur des cimes enflammées par une chaleur infernale, plus la journée avançait moins nous y croyions. En escamotant quatre des cinq difficultés du jour entre Morzine-Avoriaz et Saint-Jean-de-Maurienne, les principaux leaders donnèrent d’abord tous les signes d’une temporisation assumée. Nous piaffions d’impatience, prêt à filer en salle de presse pour assister, confortablement devant les écrans de télé, à l’inéluctable scenario pré-écrit...

Et puis le col de La Madeleine glissa ses pourcentages sous les roues des échappés d’abord (Cunego, Sanchez, Moreau, Casar, Charteau, etc.), du gros de la troupe ensuite. Nous y voilà. La Madeleine, c’est 25 kilomètres d’une ascension à plus de 6% de moyenne au fil d’un chemin si exigu qu’à chaque lacet la foule manque de s’y faire dépecer par les véhicules hurlants. Là-haut, quasiment à 2000 mètres, l’air se raréfie. Seuls les aigles y planent encore. Andy Schleck est de ceux-là. Contador aussi. Pas Cadel Evans.

Il était 15h30. A quelques minutes derrière les échappés, le peloton roulait plutôt au train. Pas grand-chose ne crépitait sur Radio-Tour et il fallut se convaincre que les propos de Schleck, lors de la journée de repos, ressemblaient à une feuille de route. Toujours deuxième du général à ce moment précis de la journée, le Luxembourgeois, que l’on sait pourtant dans «la forme de sa vie» puisqu’il le clame sur tous les tons, répétait qu’il voulait s’en tenir à un «plan» élaboré à long terme: ne prendre le maillot jaune que dans les Pyrénées. Ce « plan » ne prévoyait sûrement pas ce qui allait suivre. Et nous réjouir.

Alors que nous nous dirigions tout droit vers une ascension elle-aussi dégagée de toutes tentatives épiques, tandis que les équipiers d'Astana et de Saxo Bank menaient un rythme plutôt banal, le maillot jaune Cadel Evans (BMC) se retrouva subitement en fin du groupe de tête. Visage blême. Souffle court. Corps en perdition sous le roulis de sa propre déchéance. Comme un déclic d'une rare brutalité. Et pour cause… Personne ne le savait, mais, à trop jouer des coudes pour venir se mêler à la lutte pour le Tour, le champion du monde se l’est brisé. Voilà comment, en l’espace de trois jours, un homme troque un maillot arc en ciel contre un habit de lumière, puis contre une atèle... conséquences d’une chute stupide après seulement sept kilomètres de course, dimanche, sur la route de Morzine.

Les larmes voilaient donc le visage d’un coureur qui, depuis le matin, essayait de se voiler la face et de tenter un gros coup de bluff en cachant à tous sa fracture du coude, même, semble-t-il à ses coéquipiers. «La chute a eu plus de conséquences que prévu. On a voulu faire une sorte de poker menteur en essayant de jouer serré devant, en roulant au train, en annonçant clairement qu’on voulait garder le maillot jaune. Cadel avait beaucoup de mal à tenir le guidon, c’est pour ça qu’il est parti s’échauffer ce matin discrètement avant le départ, notamment en descente et puis la Madeleine a été trop dur pour lui », expliquait son mentor, le patron de l’équipe BMC, John Lelangue.

Tout se joua en un rien de temps. Emmené d’abord par son équipier Javi Navarro, Alberto Contador (Astana) accéléra la danse macabre de quelques coups de rein. Seul Schleck (Saxo Bank) put y répondre. Et voilà. En un éclair, à dix kilomètres du sommet de La Madeleine (dix kilomètres à peine!), le Tour 2010 bascula dans le mano à mano attendu: Schleck-Contador. Eux seuls. Et rien qu’eux. Car derrière, tout devint donc cataclysmique. Des paquets de coureurs éparpillés. Et surtout, Cadel Evans en déroute totale, presque du niveau de celle d’Armstrong dimanche vers Avoriaz: plus de 8 minutes de passif à l’arrivée. Fin des espérances...

Bénéficiant de ces circonstances imprévues, ce qui en dit long sur ses capacités, Andy Schleck tenta de lâcher Contador. A plusieurs reprises. Sans succès. Les deux hommes brûlèrent le bitume, temporisèrent un instant pour discuter (mais de quoi?), puis se décidèrent finalement à une collaboration logique (pour l'heure). Adieu Evans. Et près de 3 minutes dans la musette pour Armstrong et Basso, et tant d'autres... Quant à Menchov, Gesink, Leipheimer et surtout Samuel Sanchez, tous désormais dans les dix premiers, les voilà officiellement en position d’outsiders: mais qui y croient vraiment? Au général, Schleck-en-jaune compte dorénavant 41 secondes d’avance sur Contador… mais déjà près de 3 minutes sur ces «outsiders», qui, à n’en pas douter, assisteront impuissants au triomphe du Luxembourgeois ou de l’Espagnol à la sortie des Pyrénées…

Quand même. Dans les rues de Saint-Jean-de-Maurienne, miraculeusement épargné par le retour du duo infernal, c'est le Français Sandy Casar (FdJ) qui s’adjugea le sprint d’une petite troupe de sept hommes. Eternel second, Casar venait de signer là l’un des plus beaux succès de sa carrière. Hélas pour lui, le suiveur essoufflé ne retiendra de cette étape qu’une page pour la grande Histoire, l’une des plus belles que le sport cycliste puisse nous offrir périodiquement. Vous savez, quand on n’attend plus rien de quelque-chose… et que tout arrive pourtant.

(A plus tard…)

lundi 12 juillet 2010

Mondial : Johan Cruyff fidèle à lui-même

Puisque nous avons, en intimité, les idoles que nous méritons, certaines heureusement ne nous déçoivent jamais. L’une de nos légendes vivantes préférées, le Néerlandais Johan Cruyff, incarnation du «football total» dans les années 1970 avec l’Ajax et les Pays-Bas (lire : http://larouetournehuma.blogspot.com/2010/07/mondial-orange-ou-roja-le-match-du-cur.html), vient de critiquer avec la vivacité qu’on lui connaît son propre pays. Il y avait de quoi. Comme nous, l’homme n’a en effet pas apprécié la prestation des Oranje, dimanche soir lors de la finale du Mondial sud-africain face à l'Espagne. Et comme tous les amoureux du football néerlandais, il est très fâché et le dit...

Au quotidien catalan El Periodico, Cruyff a déploré une équipe néerlandaise qui a joué «lamentablement et tristement, de manière très sale» en pratiquant un «anti-football», avant de stigmatiser le style «laid, vulgaire, dur, hermétique» de ses compatriotes, jugés «totalement individualistes». L'ancien maestro de l'Ajax d'Amsterdam et du FC Barcelone s'en est également pris à l'arbitre de la rencontre, Howard Webb, coupable à ses yeux de ne pas avoir «expulsé deux joueurs néerlandais».

Inutile de dire que je n’ai rien à ajouter à ces propos. Qui mieux que le grand Johan pouvait exprimer, au plus juste, notre immense malaise après cette finale ?

(A plus tard…)

Tour : pendant ce temps-là, «l’affaire» Armstrong…

«Dites-moi si j'ai raté quelque chose et je répondrai…» L’autre soir, Lance Armstrong avait l’âme plutôt mélancolique, mais, ne vous méprenez pas, ce soudain penchant de vieux briscard tout en orgueil rentré, n’avait rien à voir avec sa déroute sur les pentes du col de La Ramaz. Non, ce dont parlait le septuple vainqueur de la Grande Boucle avait de nouveau à voir avec les casseroles qui tintent derrière chacune de ses pédalées. A l'évidence, cette pression pèse des tonnes sur sa roue arrière de pré-quarantenaire...

Une nouvelle fois mis en cause, il y a quarante huit heures, dans les colonnes du Wall Street Journal, le Texan a été sommé de s’expliquer, encore et encore… Pas content, Lance, à la lecture de cet article affirmant que l'enquête présumée de la justice américaine sur des accusations de dopage avançait «très rapidement» désormais. Estimant qu'aucune nouvelle information ne venait étayer les attaques répétées de Floyd Landis, Armstrong a joué la redite, visiblement lassé par les micros qui se tendent autant sur ses difficultés sur le vélo que sur les coulisses de ses exploits passés: «Comme je l'ai déjà dit, c'est comme une bouteille de lait qui a tourné. Une gorgée et on sait que c'est mauvais. Pas la peine de boire le reste. Ce que l'on a, c'est un journal supposé respectable qui se répète.» (Traduction littérale.)

Mais Armstrong ne fait pas à lui seul l’actualité autour des accusations de Landis. Voici que l’ancien patron de l’Union cycliste international (UCI), Hein Verbruggen, fait un retour sur le devant de la scène pour le moins surprenant. Non content d’être la cible de tout l’entourage d’Armstrong et de ses amis influents (ça fait du monde), Landis aurait également subi des intimidations par mails de la part de Verbruggen, si l’on en croit le New York Daily News. «Vous ne méritez plus la moindre attention si ce n'est éventuellement celle de psychiatres», pourrait-on lire dans le dernier en date, signé «HV».

Quelques semaines plus tôt, Landis s'était vu adresser un courrier de la part d'un avocat de Verbruggen lui demandant de se rétracter après avoir accusé l'ancien président de l’UCI d'avoir accepté un don de 100.000 dollars venant d'Armstrong, et d'avoir occulté un contrôle positif du septuple vainqueur de la Grande Boucle. «Je vous somme de retirer votre propos immédiatement. La présente injonction vous est adressée pour éviter d'autres dommages», pouvait-on lire dans ce courrier. Problème: l'UCI a depuis reconnu l'existence du don en question…

Mais revenons à «l’affaire» Landis. Selon le Wall Street Journal, décidément en pointe, plusieurs coureurs seraient dorénavant prêts à collaborer avec la Food and Drugs Administration (FDA), qui mène une partie de l’enquête. Rappelons que Landis, contrôlé positif après sa victoire dans le Tour de France 2006, accuse nommément Armstrong d'avoir mis en place, avec son manager Johan Bruyneel, un système de dopage organisé du temps de ses victoires.

D’après le journal new yorkais, qui ne cite pas de source, George Hincapie (présent sur le Tour cette année avec l'équipe BMC et qui a accompagné Armstrong dans ses sept victoires du Tour) serait prêt à collaborer avec la justice américaine dès fin juillet. De même, Tyler Hamilton, équipier d'Armstrong entre 1995 et 2001, contrôlé positif deux fois durant sa carrière, affirme dans un courrier électronique que, lui aussi, coopérera avec les enquêteurs. Le Wall Street Journal l’affirme : d'autres anciens équipiers d'Armstrong auraient déjà été entendus.

Réaction de Timothy Herman, l’avocat d’Armstrong: «Des ordures, encore des ordures.» Panique à bord ou fermeté d’usage ? En sus de l'enquête fédérale présumée, les agences antidopages nationales poursuivent leurs investigations à la demande de l'Union cycliste internationale (UCI) et de l'Agence mondiale antidopage (AMA). Les Etats-Unis attendent le retour du héros déchu de pied ferme…

(A plus tard…)

samedi 10 juillet 2010

Tour : pourquoi Chavanel s'est "trouvé"...

Depuis la station des Rousses (Haut-Jura).
Il y a quelque-chose d’impératif parfois à se devoir des preuves par lesquelles nous nous convainquons à nous-mêmes. Sylvain Chavanel a toujours été désarmant. De simplicité, quand il narre «son» cyclisme, avec les mots de ceux qui maîtrisent parfaitement bien leur environnement. De complication, quand il cherche à justifier sa posture en course, avec des explications à dormir debout. Seulement voilà, le coureur Français est un oscillateur comportemental à lui tout seul. Ces dernières années en furent la meilleure preuve.

Depuis qu’il a quitté (hélas) l’équipe d’Eric Boyer, Cofidis, pour le bastion imprenable et mystérieux de Patrick Lefevere du côté de la Belgique, chez Quick Step, nous redoutions, autant l’admettre, autant pour lui (l’homme) que pour sa carrière (la recherche de performances sans état d’âme), les mœurs de Lefevere n’ayant jamais été d’une clarté absolue. Je me souviens personnellement d’une discussion avec Chavanel, à ce propos. Je l’entends encore me dire : «Ce besoin de changer d’air est plus fort que moi. C’est ma seule solution pour viser autre chose. Pas forcément mieux, mais autre chose…»

Depuis deux saisons, donc, le Français navigue à vue mais il s’est probablement recentré sur des objectifs plus précis. Fini le temps des attaques que les journalistes s’obstinaient à qualifier d’«insensées», pour ne pas dire de «stupides», souvent à «contre-sens». Fini le cœur vaillant ne sachant patienter ? Fini le buté-borné, capable de dire «non» jusqu’à l’orgueil, «oui» sans raison ?

Ce que Sylvain Chavanel a fait depuis le départ de Rotterdam est tout simplement déroutant. Comme s’il avait laissé de côté la chaleur de l’enthousiasme qui entretenait sa flamme, pour laisser la place à un homme à l’émotion retenue, à la froideur trop réaliste pour être sincère. Comme si, en coulisses, quelqu’un lui dictait chacun de ses comportements. Le Poitevin l’a ainsi emporté lors de la deuxième étape, sortant miraculeusement indemne d’un parcours transformé en patinoire par le fameux «givre d’été», qui avait couché la moitié du peloton et provoqué une trêve improvisé des coureurs – ce que n’avait pas manqué de critiquer Chavanel.

Mais le lendemain, au terme d’un épique épisode sur les pavés vers Arenberg, Chavanel nous avait paru sinon désinvolte (n’exagérons rien) du moins trop peu concerné par la défense du maillot jaune, qu’il avait volontiersrendu à son coéquipier Fabian Cancellara. Je m’étais d’ailleurs étonné, dans mon article du jour, de cette attitude peu héroïque. Devrais-je le regretter ?

Quatre jours plus tard, renversement de tendance. Le Français s’est comporté aujourd’hui en caractériel de la belle espèce. De ceux qui rendent périodiquement grâce au vélo. Au terme de la première étape de (moyenne) montagne, Sylvain Chavanel a réussi à s’extirper pour, de nouveau, réaliser un coup double: étape et maillot jaune… A travers le Haut-Jura, autrement dit des pentes taillées pour ses qualités de puncheur instables, Chavanel n'a pas fait de sentiments. Autant sur les pavés il avait «bâché» un peu vite, autant, ce samedi vers la station des Rousses, il est parti à l'abordage «à la vie à la mort». A 40 km de l’arrivé, dans le col de la Croix-de-Serra, là même où Fabian Cancellara a flanché, le Français a décidé de toute faire exploser et de fuir en solitaire à 15 km de l’arrivée, lâchant inexorablement son coéquipier et compagnon Jérôme Pineau, premier attaquant du jour dès le km 1.

Qui aurait cru cela possible? Il faut remonter à Ronan Pensenc, voilà vingt ans, pour retrouver dans nos petites tablettes de suiveur le nom d’un Français ayant remporté deux victoires d’étape dans un Tour de France, tout en endossant le maillot jaune… Cet après-midi, en conférence de presse, Chavanel est resté sobre. Façon «j’assume tout». Quelqu’un lui demande: «Après votre fracture du crâne à Liège-Bastogne-Liège, pensiez-vous être au départ du Tour de France?» Lui répond: «Pendant les dix premiers jours, je n'y pensais pas. J'avais trop mal à la tête. Après, j'ai déjà pensé être au départ du Tour de Suisse. J'en ai bavé mais de jour en jour, cela allait mieux. J'ai énormément travaillé ensuite. Je savais que ce serait possible. (...) La roue tourne, j'ai tellement eu de malchance, tellement de fois, j'ai été repris à 1 km, 2 km de la ligne. C'est la vie. J'en profite un maximum.»

Pas même un sourire de contentement, à peine des hochements de tête si peu éloquents, pas un mot de trop. Voilà, Chavanel a changé. A 31 ans, on ne prendrait pas beaucoup de risque à évoquer la fameuse «maturité». Lui préfère dire: «Je suis vraiment très fort.» Et il ajoute: «Je me suis trouvé.» Chavanel a de la chance. Le cycliste se «trouve» rarement…

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vendredi 9 juillet 2010

Tour : Cavendish retombe de son nuage... et regagne !

Il avait jadis l’arrogance des crâneurs auxquels tout réussis. Mais cette arrogance enfantée dans le talent strict (ne l’oublions jamais quand même) n’était qu’une façade, qu’une fragilité immense. En deux jours, l’Anglais Mark Cavendish a prouvé que, sportivement du moins, il était toujours à la hauteur de sa réputation: capable du meilleur comme du pire. Nous n’avons aucune excuse. Nous ne nous étions pas seulement habitués, mais carrément attachés, à son côté bad boy, à son côté vraiment méchant, à ses sorties verbales, à ses entourloupes de petit merdeux, à ses sprints hallucinés…

En effet, personne n’oubliera désormais son bras d’honneur et ses deux doigts montrés bien haut à ses détracteurs, après l’une de ses rares victoires de la saison, au Tour de Romandie. Et puis, comme une apothéose, nous nous passons en boucle ce strike invraisemblable lors d’une arrivée au Tour de Suisse, qui lui valut d’être pénalisé.

Le bad boy, dont le frère a été condamné à la prison, devenait incontrôlable, énervé en toutes circonstances avec ses manières de chasseur de primes que rien n'apaise. Et puis, mercredi soir, après sa première victoire à Montargis, l’homme s’est rappelé au cycliste. Enfin l’homme: il n’a que 25 ans… et derrière cet âge se devine encore la juvénilité de l’ado attardé, gâté par la vie et le sport, harcelé par les médias, noyé de fric…

Bob Stapleton, le manager du sprinter de l’île de Man, analyse: «L’image de bad boy, c’est pratique pour tout le monde, pour les fans et la presse. De l’intérieur, nous savons qui Mark est vraiment.» Sous-entendu: nous avons affaire à un vrai sensible… Et Stapleton ajoute: «Nous lui avons toujours conseillé d’être lui même, de dire ce qu’il a sur le coeur, d’être spontané. C’est le coureur à la personnalité la plus intéressante, dans un milieu où la plupart des coureurs disent ce qu’on attend d’eux et sont, pour l’essentiel, ennuyeux à mourir.»

Alors, mercredi soir, qu’a donc fait Cavendish ? Il a été lui-même et il a pleuré. Disons même qu’il a carrément chialé, comme un gamin que sa grand-mère vient de tancer, ce qui ne manquait pas de paraître suspect à beaucoup d'entre nous. En conférence de presse, il expliquait: «L'équipe avait réalisé de belles choses depuis le départ mais les choses n'avaient pas tourné dans le bon sens. Le cyclisme c'est si spécial pour moi. J'adore cela, c'est ma vie. Plus vous aimez quelque chose et plus vous vous investissez dedans. C'est à double tranchant: le côté positif, c'est que quand ça marche, on est sur un nuage et tout le monde attend encore plus de vous. Le côté négatif, c'est que tout le monde veut vous faire revenir sur terre en utilisant la moindre chose pour vous faire tomber. Et quand cela se passe mal, la chute est dure. Je suis retombé de mon nuage.»

Ce vendredi, après avoir gagné sa deuxième victoire de rang à Gueugnon, il a de nouveau confessé que son comportement le mettait parfois en difficulté: «Je pense qu'il n'y a pas de fumée sans feu, avoue-t-il. Et que parfois quand certaines personnes ont attisé la polémique sur ma personnalité, moi j'ai aussi jeté de l'huile sur le feu. Je pense que c'est ce qui s'est passé.» Pour un peu, on serait d'accord avec Bob Stapleton: Cavendish est un type intriguant. Non?

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Mondial : Orange ou Roja, le match du cœur…

Avec mon ami Christophe Deroubaix, envoyé spécial en Afrique du Sud depuis le début de la compétition, nous nous sommes livrés à un exercice (publié ce matin dans l’Humanité) auquel nous avions déjà sacrifié l'un et l'autre en 2003 sur le Tour du Centenaire, lors du duel à coups de secondes dans l'ultime contre-la-montre entre Lance Armstrong et Jan Ullrich, l'un défendant le premier, l'autre le second: un tirage au sort nous avait alors départagés, et, le croyez-vous, j'avais été contraint de plaider la cause de... Armstrong, moi qui ne jurait, à l'époque, que pour Ullrich!
Avec la finale du Mondial, Christophe a eu la même idée, appliquée cette fois à deux équipes de football exceptionnelles. Mais sans tirage au sort cette fois (il était hors de question que je n'écrive pas sur les Orange). Alors? Quel vainqueur faut-il espérer dimanche soir? Les Pays-Bas ou l’Espagne? Voici donc quelques raisons subjectives qui vous permettront de choisir qui soutenir parmi les deux rejetons de Cruyff. A Christophe Deroubaix l’Espagne; à moi les Pays Bas...

Espagne : pour Cruyff et Platini
Franchement, cela ne nous aurait pas déplu de défendre ici la cause de l’Allemagne. L’Allemagne honnie de 1982, l’Allemagne bassement réaliste de 1990 qui se réhabilite par le jeu. L’Allemagne qui dépasse son élément-force (le physique) pour tenter et approcher un football complet tandis que le Brésil délaissait son élément-force, la technique, pour tellement « discipliner » son jeu qu’elle s’en repart deux fois de suite à la maison dès les quarts-de-finale.
L’élément-force? L’Espagne a tellement cultivé le sien que ça en ressemble parfois à une science: la passe, la passe, la passe. Geste de base du football. Rien de plus simple et rien de plus compliqué. Comme un grand cuisinier dont l’art permet à un produit de base de se dépasser, l’Espagne magnifie ce geste de base. Ce geste qui fait que le football est le plus populaire des sports. Nous sommes dans la quintessence. Et le maître-queue s’appelle Xavi, petit bonhomme (1,70 mètre) de Barcelone, passeur à répétition, dans un monde qui s’empiffre l’esprit de « préparation physique ».
L’Espagne championne du monde, dimanche, ce serait la victoire à la fois de Platini et de Cruyff. De celui qui répète que le ballon va plus vite que n’importe quel joueur. Et de celui qui pratiqua à l’Ajax et en sélection néerlandaise, comme joueur, puis à Barcelone, comme entraîneur, un football total. Osons : la première étoile sur le maillot rouge, ce serait la consécration de l’esprit des Pays-Bas 1974 et de la France 1982.
C.D.

Pays-Bas : pour l’Histoire et « l’esprit »
Quand le sport convoque l’Histoire et que nos yeux d’enfants perdus retrouvent l’éclat d’un passé commotionné, il n’est jamais trop tard pour réinventer les possibilités d’un monde avorté avant terme. Il fallait être court sur pattes et déjà sérieusement atteint, en 1974, devant la première télé en couleurs de la grand-mère, pour s’emparer de « l’esprit » d’un certain Johan Cruyff et de toute sa bande de dégénérés. Elevé au rang de philosophie, « l’esprit » ne nous quitta plus. Une révolution et un fantasme. Car ce football dit « total », qui reposait sur la permutation continuelle des joueurs sur le terrain et la participation de tous à la grande Œuvre, arpentait l’inaccessible collectif.
C’était pour toute une génération l’arme secrète du dévoilement sportif, faisant voyager la fascination de Cruyff bien au-delà des frontières des terrains. Pour la pensée d’un homme, à la vision à peu près inégalée, meurtrit par l’Allemagne un jour de finale maudite et de deuil « du beau ». Pour l’honneur d’un homme aussi, qui, par son absence au Mondial 1978, protesta contre la dictature argentine en révélant au monde que la quête d’une Coupe qui lui tendait les bras ne justifiait pas les cris des torturés dans les oubliettes des stades. Pour l’immense savoir du technicien enfin, capable de rebâtir un Barça matriciel élevé au rang d’art.
Dimanche soir, Cruyff sortira vainqueur quoi qu’il advienne. En inspirateur pour l’Espagne, lui le géniteur du style barcelonais. En père-fondateur pour les Pays-Bas, où l’intelligence du foot vit depuis quarante ans, sous sa tutelle, un souci d’excellence. L’héritage revient de droit aux Orange. Le sport offre toujours une revanche à la fidélité.
J.-E.D.

[ARTICLES publiés dans l'Humanité du 9 juillet 2010]

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jeudi 8 juillet 2010

Tour : les aveux de Pévenage, l'ancien mentor d’Ullrich…

Depuis Montargis (Loiret).
Le grand public, qui se souvient de lui comme coureur cycliste dans les années 70 et 80, l’avait depuis sans doute un peu perdu de vue. Rudy Pévenage, homme de l’ombre et discret ô possible, était pourtant un bon directeur sportif et surtout le mentor de l’Allemand Jan Ullrich (vainqueur du Tour 1997, 2e à cinq reprises, une fois 3e et 4e). Pévenage, qui gardait le silence depuis la fin de carrière mouvementée de son protégé en 2006, a décidé de parler. C’était dans l’Equipe de ce matin. Avouons-le: il était temps… car c'est un entretien important pour la bonne compréhension de cette époque-là.

«J'organisais les voyages de Jan (Ullrich) à Madrid chez le docteur Fuentes. A quoi ça servirait aujourd'hui de continuer à mentir?» Par ces mots sans ambiguïté, Rudy Pévenage avoue donc ce que l’on savait déjà (c’est toujours la même histoire). L’ancien directeur sportif des T-Mobile, licencié par son équipe à la veille du Tour 2006 en raison des rebondissements de l’affaire Puerto qui avait mis à l’arrêt plusieurs coureurs dont Basso et Ullrich, confirme ainsi les rapports d’enquête de la police allemande publié en 2009 et qui affirmaient que l'ancien champion aurait consulté le fameux docteur Fuentes à 24 reprises entre 2003 et 2006. Petit rappel: à ce jour, Jan Ullrich n'a toujours pas reconnu officiellement s'être dopé… et il ne fut rattrapé par la justice espagnole qu'en raison d'une erreur de Pévenage, qui avait utilisé son téléphone personnel pour prévenir Fuentes de la victoire d'Ullrich sur le chrono du Giro 2006. Pas de chance: le docteur espagnol était sur écoute…

«Tout le monde était au courant, c'était presque normal.» Les mots de Pévenage font froid dans le dos, car les faits se déroulent bien après le Tour 1998 et l’affaire Festina… Et le plus étonnant, dans cette longue confession, c’est qu’il tente non seulement de justifier mais de banaliser ce qu’il appelle une «pratique de dopage généralisée». Il précise: «Ce qu'il faut savoir, c'est qu'à l'époque où j'organisais les voyages chez Fuentes, je n'avais pas l'impression de commettre une faute. Je connaissais beaucoup de clients de Fuentes, parmi lesquels de bon coureurs, qui eux, étaient au départ du Tour 2006. Tout le monde était au courant, c'était presque normal. (…) Peu à peu, en regardant les résultats, on s'est rendu compte qu'on était en retard sur les autres équipes. (…) On s'est aperçus que certains avaient trouvé une autre méthode de préparation pour éviter l'EPO.»

Comme beaucoup d'observateurs à l'époque (ce fut mon cas et ça l’est toujours), Rudy Pévenage reste persuadé de la supériorité «naturelle» (attention aux mots) de Jan Ullrich par rapport à Lance Armstrong. La rivalité entre les deux coureurs aurait d’ailleurs poussé Jan Ullrich, selon lui, à tout faire pour battre l'Américain. Les aveux se poursuivent ainsi dans l'Equipe: «On s'est vraiment engagés dans une mauvaise spirale, Jan était stressé et il prenait même du poids à cause de ça. (...) Le stress a empoisonné sa carrière, il avait très peur de tout ce qu'il devait faire pour être au-dessus du lot. Pour être tout simplement le champion qu'il était naturellement. Sans toute cette merde. (...) On n'était pas des idiots non plus, on connaissait Armstrong avant son cancer. La métamorphose après son retour fût tellement extraordinaire. (...) Armstrong était un grand professionnel, Johan Bruyneel son manager, aussi. Mais il avait couru chez Manolo Saiz, et il ne pouvait pas ignorer ce qui se passait. »

Que Rudy se rassure. Dans le milieu, personne ne l’ignorait non plus. Le grand public est désormais sur un pied d'égalité...

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mercredi 7 juillet 2010

L'AMA : les accusations de Landis «significatives»…

Depuis Reims (Marne).
Un fait très important s’est produit aujourd'hui en marge du Tour de France 2010. Un fait quasiment passé inaperçu en salle de presse, où, avec quelques confrères moins intégristes que d’autres et qui savent encore qu’une autre vie existe en dehors du vélo, nous avons surtout évoqué l’incroyable scandale d’Etat entourant les personnalités d’Eric Woerth et de Nicolas Sarkozy (certains, ici, prédisent la chute inévitable du gouvernement)…

Mais revenons à notre fait important, qui nous vient tout droit de l’Agence mondiale antidopage (AMA). C’est son directeur en personne, David Howman, qui a pris la peine d’une déclaration officielle, en marge de la signature d'un accord, à Lausanne, avec l'industrie pharmaceutique locale. Une prise de parole qui ne passe pas inaperçue, évidemment, en plein Tour de France. Aucun hasard à cette initiative...

Pour David Howman, les récentes accusations de Floyd Landis, ancien vainqueur déchu du Tour 2006 pour faits de dopage, sont «significatives». «Cette enquête a démarré comme une enquête aux Etats-Unis, a-t-il ajouté, et elle s’élargit.» Selon lui, le rôle de l'AMA est, en lien «avec Interpol, de s'assurer que les agences impliquées aux Etats-Unis peuvent bénéficier d'une grande coopération des diverses agences européennes». «Il faudra encore plusieurs semaines avant d'en connaître le résultat», a-t-il conclu, visiblement optimiste que la justice américaine aboutisse rapidement.

Rappelons que Landis vient de refaire une chronologie précise des pratiques de dopage auquel il dit avoir été soumis d'abord à l’US Postal, quand il était équipier de luxe de Lance Armstrong, avant d'en prendre l'initiative chez Phonak, en 2005 et 2006. Il accuse le manager Johan Bruyneel et Lance Armstrong en personne de lui avoir mis le pied à l’étrier. http://larouetournehuma.blogspot.com/2010/07/tour-la-rumeur-armstrong-episode-ii.html 

Autant le dire: que l’AMA prenne position de la sorte est un signe majeur... Armstrong avait déclaré à Rotterdam : «Landis est comme une brique de lait aigre: dès la première gorgée, il n'est pas utile de boire le reste pour savoir que tout a mal tourné.» Attendons un peu de voir comment tout cela va tourner, en effet, avant de boire du petit lait…

(A suivre…)

Sous les pavés, le Tour redécouvre l'envers du Nord

Depuis Arenberg-Porte du Hainaut (Nord).
Nul folklore. Ici, le débrayé et la dégradation des usages n’ont pas leur place. Ici, on redresse le menton pour circonscrire l’émotion déjà saisie, pour que les mots fassent délivrance. Ici, contre les afféteries de l'âge tentant de se masquer, les visages rincés, labourés, éprouvés ou exaltés disent la beauté des efforts collectifs. Le Tour visite souvent le Nord, plus rarement sa mémoire minière. Territoire de l’inconnu aux obscurs désastres. Hors-là des entrailles aux sortilèges humains. Même affublé de passion cycliste, personne n’échappe aux clichés d’emprunt, preuve d’une généalogie plus forte que tout. Quand vous pénétrez dans l'alignement rectiligne de «l'ancienne cité» minière d’Arenberg, non loin de la mythique tranchée éponyme, où la forêt domaniale montre sauvagement sa masse immobile, un frisson d’Histoire vous remonte jusqu’au cœur.

Tout a vraiment commencé à Ormeignies, kilomètre 128, premier des sept secteurs pavés à surmonter. On avait tant et tant fantasmé sur l’intimité de cette journée à la topographie mouvementée, que les caméras s'incrustèrent presque sans pudeur sur les plaies ouvertes entre villages et campagnes, laissant apparaître des ornières plantées en désordre, plus ou moins béantes. C’est là, à l’endroit même où le bitume disparaît sous les pavés, à l’orée d’un bois, à la lisière d’un outre-monde, que le peloton moins sept échappés du matin a donc surgi du haut de la pierre à l'heure où le coeur des champs du Nord cesse de cultiver sa mélancolie. Une odeur de Paris-Roubaix. Petite conjugaison de démesure à tous les temps, de quoi redorer la silhouette télé-acidulée des Géants de la route.

Sur ces aérolithes de la «plus belle des classiques», pierres taillées issu du chaos célestes par des mains calleuses, les favoris tentent de se protéger comme ils le peuvent. Tous avaient repéré les lieux. Mais dans l’enchaînement des secteurs, Hollain, Rongy, Sers-et-Rosières, puis Tilloy, Wandignies et enfin Haveluy, avalés à folle allure, le bras de fer vire à l’éparpillement redouté et prend même une tournure dramatique pour le Luxembourgeois Franck Schleck (Saxo), fracassé sur le pavé. Le contraste s’impose entre les « spécialistes » du genre, les rugueux au poids lourds, et les autres, contraints à la modestie d’un exercice d’équilibre impossible. Ça pousse. Ça fore. Ça creuse. Et les raidillons cèdent les uns après les autres, à 40 km/h, sans hésitation. Contador tente de limiter les dégâts (1’05’’) sur un groupe mené à l’avant par Fabian Concellara, Cadel Evans et Andy Schleck. Le maillot jaune Chavanel, lui, se perd dans la poussière entre chute et crevaisons, sans vraiment combattre pour son bien, qui échoue sur les épaules de Cancellara. Quand à Armstrong, piégé et grimaçant, il se lance dans un contre-la-montre improbable et lâche 2’32’’. La promesse de chaos a été tenue. A l’arrivée, Thor Hushovd (Cervelo) l’emporte. La belle affaire pour Schleck et Evans.

Pour la énième fois, nous revoilà groggy au pied du Chevalet figé d’Arenberg, où se polisse la légende des mots et des maux de la trouée. Quelques vieux mineurs regardent le spectacle les larmes aux yeux. Prévoyants, ils ont vidé les bouteilles apportées par caisses, avant d’aller faire fonctionner les pompes à bière dopée au Picon. «C’est quand même pas aussi dur que d’aller au fond, hein?», dit Edmond à son voisin, qui répond: «Heureusement qu’ils ont fermé le trou. Sinon, j’en serais mort…» Et la trouée? «Son développement était directement lié à l'évolution de la mine, sa seule raison d’être», narre André, ancien charpentier au puits. «Mais depuis la fermeture du puits en 1989 (1), le schiste noir qui servait aux hommes à refaire la route pour passer à vélo a disparu avec le temps. Mon père était mineur, comme moi. On m'a fait une préretraite. Mais ma vie, elle, est restée au fond.»

Comme s'ils voulaient assumer les altérités d’un lieu qui ne se mesure pas qu'à la force du hasard, mais ne pas en rester aux métaphores guerrières, l’«Enfer du Nord» devient pour eux «l’envers du Nord», ce qui change tout. Car sur cette terre noire ensemencée au mâchefer, l’honneur des gens n’a donc rien à voir avec la vulgarité des «enferdunordologues». La souffrance et la vie sont ici le murmure des fracassés en forçats, moitié mineurs moitié coursiers, gueules noires réunies des abimes. D’accord, l’Enfer ne se franchit plus en boyaux de soie. Et les mineurs ne descendent plus. Mais le lieu vit, aussi par la mémoire…

Hier, en salle de presse, au-dessus de nos têtes, des dizaines de bleus de travail d'anciens minueurs étaient suspendus à des fils de fer, comme à l’époque des petits matins muets, le nez dans la chicorée fûmante. Le suiveur devait quitter les lieux, avec en bandoulière l’amour de la mémoire ouvrière et du vélo conjugué. Il reniflait.

(1) Arenberg fut le dernier puits en activité du Valenciennois.

[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2010 -
et mis sur ce blog à la demande générale.]

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lundi 5 juillet 2010

Tour : Gérard Holtz sera-t-il exclu comme Anelka ?

Depuis Spa (Belgique).
La vérité m’oblige: l’incident m’avait totalement échappé. Il faut dire qu’à l’heure où celui-ci s’est déroulé (en début d’étape), nous sommes habituellement dans l’habitacle de notre véhicule pour rallier l’arrivée et la salle de presse. La fameuse scène s’est déroulée lors de la première étape, entre Rotterdam et Bruxelles, lundi 5 juillet. En direct sur France Télévision.

L’un des journalistes vedettes de la chaîne, Gérard Holtz, a pour habitude chaque jour d’évoquer un lieu au passage du peloton. Ce jour-là, le baroudeur m’as-tu-vu des sports de France Télé a pour le moins choqué les téléspectateurs. En cause: un jeu de mot. Un jeu de mot pas seulement malheureux. Mais carrément invraisemblable...

Posté dans la ville belge de Putte, sujette aux graveleuses sorties verbales, comme on s’en doute, Gérard Holtz a ni plus ni moins péter les plombs. Son humour à deux balles s’est transformé cette fois en grossièreté sans nom. Citation: «Je dois avouer ne jamais avoir vu autant de fils de Putte au bord de la route.» Vous avez bien lu. La phrase est authentifiée: j’ai visionné la scène sur internet.

A ces mots, Jean-Paul Ollivier, en studio, a poussé un «oh!» de réprobation, avant de reprendre l’antenne par ces mots: «Bon, Gérard, mis à part ce genre de choses, vous êtes dans la localité de…» Stupéfaction générale. Consternation. Rappelons que Gérard Holtz se trouve certains jours sur la moto traditionnellement occupée par Laurent Jalabert, amené à remplacer quand cela s'avère nécessaire l’ami Laurent Fignon, diminué par la maladie comme vous le savez, et qui, courageux, fait tout son possible pour retrouver des forces et sa voix. (Il sait l’amitié que lui portent tous les internautes de ce blog.)

Quant à Gérard Holtz, il a évidemment présenté ses excuses publiques pour ce jeu de mots qui n’en était pas un. Subira-t-il, dans les jours qui viennent, le sort de Nicolas Anelka? Vous imaginez Gérard Holtz remisé dans la voiture-balais, contraint à un stage de rééducation en modestie? Au fait: qu'en pense la ministre mère-la-morale, Roselyne Bachelot?

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dimanche 4 juillet 2010

Tour : maintenant, même les vélos sont contrôlés…

Depuis Bruxelles (Belgique).
Vous avez peut-être suivi les dernières évolutions du buzz qui, depuis deux mois, maintient Radio Peloton sur la plus haute des fréquences. Toute la famille du vélo est en effet partagée en deux catégories irréconciliables. Il y a ceux qui pensent dur comme fer que le Suisse Fabian Cancellara a bel et bien triché lors des classiques de printemps en utilisant un vélo muni d’une pile électrique permettant d’augmenter, sans forcer, la puissance de sa fréquence de pédalage. Et il y a ceux qui, décidément, ne peuvent imaginer qu’une telle tricherie soit possible. Cancellara n'a-t-il pas gagné le prologue, samedi, à la seule force de son jarret?

Je vous dois la vérité. Pour ce qui me concerne, je n’en sais strictement rien. Et si la rumeur est revenue à mes oreilles trois jours après Paris-Roubaix (donc bien après le Tour de Flandres), sur le moment, je m’étais dit en toute sincérité: «Et pourquoi pas ? Ils ne sont plus à ça prêt.» La personnalité pour le moins controversée de Cancellara y est aussi pour beaucoup: le Suisse fut «pisté» par l’UCI et traqué par les douaniers, à l’hiver 2009, en raison de paramètres sanguins anormaux découverts semble-t-il à la lecture de son passeport biologique. Alors…

Alors ? Vélo électrique ou pas ? Au moins, sur le Tour, l’épreuve de prestige sans laquelle le cyclisme ne serait pas grand-chose, l’affaire semble entendue. Les directeurs sportifs ont appris la veille du départ de Rotterdam que l’UCI venait de mettre en place son processus de contrôle des vélos, grâce à l’usage d’un scanner prévu à cet effet et qui ressemble, paraît-il, à ceux utilisés dans les aéroports. Vous avez bien lu: maintenant, même les vélos sont contrôlés...

«C’est le jury des commissaires qui décidera quels vélos seront testés suivant ce qui se passe en course, une performance exceptionnelle, un changement de vélo étrange par exemple», explique le président du jury. L’éventuelle fraude signifiera la mise hors course du coureur.

Au passage, il n’est pas inutile de noter que certains ne changeront décidément jamais. A propos de cette supposée tricherie avec une «arme technologique», n'oublions jamais les mots de Patrick Lefevere, le patron de l’équipe belge Quick-Step: «Si tout cela est vrai, c’est pire que la drogue.» A la place du mot «drogue», lisez évidemment «dopage» (trop difficile à dire pour lui). De même, l’ami Raphaël Géminiani, alias le «Grand Fusil», l’ancien coureur que l’on sait et directeur sportif du grand Jacques (Anquetil), n’a rien trouvé de mieux que de dire (à l’Equipe): «Si cette tricherie est avérée, alors c’est la mort du vélo.» Nous pardonnerons à Gem. Parce que c'est Gem...

Mais vous avez compris ce que ces mots et ces déclarations sous-tendent (il y en a bien d'autres exemples du même bois). Le dopage, bon, ça a toujours existé et après tout, pourquoi pas ; que la santé des coursiers soient en jeu, c'est une vieille habitude... Par contre, imaginer une quelconque assistance mécanique, non, décidément c'est impossible, sous peine d'être envoyé dans les catacombes du grand Livre cycliste! Comme si l'affaire, pas même avérée, était plus «grave» (je ne dis pas que ce serait pas grave) que des piquouses administrées la nuit dans des chambres d’hôtels glauques qui puent le sang séché, plus «grave» que la mort de Pantani, plus «grave» que le sort des sacrifiés sur l'autel des résultats, parmi lesquels les ex-maillots jaunes ne manquent pas...

Je ne sais ce que vous en pensez, mais moi, je trouve que quelque-chose ne tourne décidément pas rond. Non ?

(A plus tard…)

Tour : les "forcés de la route"

Depuis Rotterdam (Pays-Bas).
Et soudain, au détour d’un virage, à la lisière d’une route sauvage, dans les embrasements d’un col surchauffé ou sur une route pavée d’orgueil, le feu sous la cendre réduit l’épaisseur du temps… Ce samedi 3 juillet, avec le départ ritualisé du Tour, va recommencer une histoire puisant loin ses racines aux origines de notre République, lorsque la France dessinait encore les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe. Pourtant, à la faveur d’une décennie de faux-semblants, beaucoup de choses se déroulent désormais dans les arrière-cours, dans ces maudites chambres d’hôtel transformées en laboratoires ambulants… Nous aurions donc toutes les raisons de nous détourner de ce Tour. Mais il nous trouble toujours. Et si la plupart des suiveurs ont perdu leur innocence au gré des scandales, de la surmédiatisation et des intérêts croissants, il en reste encore pour s’étonner et s’émouvoir qu’on puisse martyriser à ce point une institution unique en son genre.

Après des années d’orgies en tout genre, qui ont failli assassiner la Petite Reine et le Tour avec, le dopage massif et les comportements pourris ont-ils cessé ? Ne plaisantons pas avec cette question. Si, à l’évidence, une grande partie du peloton a « désarmé », quelques équipes et une trentaine de coureurs (environ) n’ont toujours rien compris. Leur tricherie est consanguine, leur attitude mafieuse, leur mépris assumé…
C’est le Tour qu’ils insultent et qu’ils piétinent! Parmi ceux qui les laissent agir en toute impunité, il est remarquable de noter l’attitude des dirigeants de l’Union cycliste internationale (UCI). Longtemps en conflit ouvert avec les organisateurs du Tour, ils ont fait payer au cyclisme tout entier le prix d’une paix armée. Depuis deux ans, une espèce de «normalisation» en trompe-l’œil a été imposée. Le linge sale se lave de nouveau en famille…

Pat McQuaid, président de l’UCI, et ses affidés, portent un nom: des complices. Tous vendeurs d’émotion incapables d’en assumer la traçabilité, retranchés derrière le paravent bien commode du passeport biologique… Pour dire la vérité, nous n’avons pas été étonnés d’apprendre que l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), réduite à un rôle de faire-valoir, ne serait pas autorisée à effectuer des contrôles cette année. Sous le diktat de l’UCI, les raisons les plus grotesques ont été trouvées pour écarter le seul organisme capable de débusquer les vrais escrocs. Le symbole est catastrophique. On voudrait signer l’arrêt de mort d’une grande politique de prévention, qui a fait de la France, grâce à Marie-George Buffet, le pays moteur pour le monde entier, qu’on ne s’y prendrait pas autrement… Comment le gouvernement français, si prompt à donner des leçons de morale aux fédérations sportives, peut-il cautionner semblable entorse à l’éthique ? Et qu’en pense l’ami d’Armstrong, Nicolas Sarkozy ?

À tout cycliste de juillet s’agrège un patrimoine historique. Le Tour, ringardisé cette année par un Giro inventif et romantisé à merveille, restera-t-il ce monde en réduction inventant des personnages à sa démesure ? Jadis, cette démesure des forçats de la route se donnait à voir dans le spectacle d’un travail de souffrance, rétablissant l’homme dans la dignité de sa condition. Désormais, pour les « forcés de la route », cette démesure s’impacte en dollars, à la hauteur de son gigantisme et de ses temps d’antenne, balançant entre les naïvetés de ses traditions et le caractère impitoyable de la surmédicalisation. Voilà les contradictions d’un monde qui n’a pas encore cicatrisé ses plaies, ni réglé ses comptes avec tous ses tricheurs. À quand la vélorution ?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 3 juillet 2010]

(A plus tard...)

Torpeur(s) : quand les Minotaures nous pourchassent

Universel. L’autre soir, lors d’une visite d’un musée national à la républicaine ambition, dans l’ambiance feutrée d’une assistance privilégiée mais attentive, des mots écrits en lettres d’or – «L’égalité unit» – se sont imposés à notre vue, réveillant, par l’éloge de l’universalité des hommes, notre inlassable requête de justice. Face aux Minotaures qui nous pourchassent tous, cette admirable gravure du XVIIIe siècle, exposée derrière une vitrine suavement éclairée, nous a rappelés en heure de lassitude avancée l’assignation la plus incroyable mais la plus nécessaire de notre temps: ne rien abandonner. Quoi que nous puissions entreprendre pour déchiffrer la vie aux avant-postes, nous sommes toujours cernés par les vautours. L’air fétide nous pique les yeux, comme les lacrymos dans les grandes manifs. Mordre la poussière les yeux rougis donne de l’orgueil, non?

Agir. La volonté commune, l’avantage de tous, l’effort général, le bien-commun, la citoyenneté: que sont ces mots devenus dans l’esprit de nos gouvernants? Au mieux, un souvenir… Il n’y a plus de préambules. Plus de morale. La pente est au nombril, au plus petit dénominateur, aux raccourcis. Quand les stratégies financières de classes prennent le pas sur les stratégies politiques d’égalité et de justice, quand tout est à l’« ici-maintenant » pour se gaver et parader, le sort de l’individu efface la société comme objet et détraquent les valeurs fondamentales. Tout dysfonctionne-t-il à ce point? L’initié, le pro, l’amateur naviguent à vue. Peur du feu contagieux qui embrase tout et asphyxie l’épart. Peur des chemins d’ombre aux crépuscules… Tandis que le citoyen doit s’adapter à un monde bouleversé où les frontières de la «normalité», qui pouvait s’apparenter jadis à un vivre-ensemble aisément acceptable, reculent tant et tant qu’elles transforment notre horizon partagé en collectivité-sans-collectif…

Ombre. Ce qui arrive à Eric Woerth est une démonstration éloquente de la faillite républicaine française et de la collusion insoutenable entre certaines élites et les milieux de l’argent. Autant le dire : si nous ne pratiquerons jamais la moindre chasse à l’homme, procédé qui nous fait horreur, nous devons à la vérité d’écrire que ce brave ministre a aussi failli par l’habitude, oui, la simple habitude d’évoluer dans un monde où l’argent domine tout, où l’on flirte si aisément avec les conflits d’intérêts, le trafic d’influence, le rapport de force monétisé, où l’on côtoie les puissants de l’ombre, les Bettencourt et les autres, le Fouquet’s et les yachts, où les épouses sont embauchées par cooptation et les décorations remises entre copains et coquins de la haute, dans une consanguinité assumée, avec, en prime, quelques petits chèques pour alimenter la cause… Stupéfiant!

Ministrion. Après avoir vanté la «méritocratie» à tous les étages et, par son propre exemple, popularisé jusqu’à l’orgie la société de la performance et de l’opulence, comment ne pas croire, en retour, que l’écœurement grandit contre la complicité de Nicoléon, à mesure que se révèlent les indélicatesses de cette classe dirigeante d’oligarques si éloignés de l’intérêt général? Le «cas» Woerth, symptomatique d’une crise profonde de gouvernance, est un concentré de l’indécence et de la décadence du régime. Car c’est le même homme qui exige des Français de plus grands sacrifices au travail et un droit à la retraite retardé. Entre nous: comment ce ministrion peut-il dès lors regarder les Français dans les yeux et leur demander des efforts? Ceux qui hésitent face au dossier des retraites, victimes du matraquage idéologique et de la propagande, se disent révoltés par le deux poids deux mesures ; quant aux non-convaincus de la première heure, ils sont encore plus enragés et haineux!

Démago. En pleine nuit, un ami demande au téléphone: «Quelles sont les deux principales victimes de tout cela? Le peuple et la politique.» Réveiller les soupçons, les bas-instincts et l’affect jubilatoire n’est pas sans conséquences... Anecdote inquiétante. Voilà quelques jours, les membres de l’Association des journalistes parlementaires ont reçu sous les ors du Palais Bourbon, sans trop s’en vanter, une certaine… Marine Le Pen. C’est la première fois qu’elle y mettait les pieds. Selon un témoin, «la salle était aussi pleine que pour François Hollande ou Michèle Alliot-Marie». L’homme raconte: «Beaucoup n’ont pas pu s’empêcher d’acquiescer de la tête à certains de ses arguments, toujours les mêmes… j’ai eu honte, car j’ai compris qu’elle n’avait qu’à se baisser pour ramasser les fruits pourris !» Question : qui a favorisé le terrain de la démagogie, des mensonges, de la xénophobie, de la division, depuis 2007?

Réveil. Se maintenir éveiller contre le triomphe du friable. Aucun effondrement de conscience. Aucun reniement de l’âme. Torpeur de l’été qui nous veille. Et toujours ce besoin de coucher sur le papier des mots d’insomnie entrés en résistance. Il est tard, très tard, le petit matin nous guette. Bientôt l’Heure des ouvriers, des percolateurs et des rues révoltées. La solitude va se briser dans les effluves d’après-rasage. Ne pas être seul. Jamais.
 
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 juillet 2010.] 

(A plus tard...)