mardi 29 juin 2010

Retrait(s) : le maître et les élèves, au royaume foot de Nicoléon...

Maître. «Mais voyons, pourquoi auriez-vous peur en l’avenir?», demanda le maître, étonné par le pessimisme de son élève, si jeune, si décomplexé a priori devant les promesses de vie, d’exaltation et d’espoirs. «Pourquoi n’aurais-je pas peur du Rien qui se présente?», répliqua le jeune malotru, poursuivant par une provocation bien audacieuse : «Êtes-vous certain de savoir encore ce qu’être en vie veut dire?» Silence pesant mais bienveillant autour de la table du bar. Le professeur, bientôt la soixantaine, montra alors une affection d’autant plus touchante qu’au coin de ses yeux se dessinait comme la trace d’une fierté de voir ainsi la contradiction lui revenir tel un boomerang. Comme le prix à payer d’un enseignement réussi.

Retraites. Scène de sortie de classes, l’autre soir. Autour d’un verre de vin, l’enseignant et quelques élèves préparaient la grande manif de jeudi – la toute première 
pour beaucoup d’entre eux. Jean-Jacques, vingt et un ans, s’étonnait que les jeunes générations ne soient pas associées au débat public sur l’avenir des retraites. «Nous sommes 
les principaux concernés, non ? Cela dit, penser à notre retraite 
est d’autant plus difficile qu’on ne sait vraiment pas quand 
nous commencerons à travailler… Obtenir une licence ne changera pas grand-chose pour moi.» Camille, même âge: «Le principe des retraites “à la française”, dit de solidarité, est le plus beau des systèmes. Ce qu’on nous prépare est 
un nouveau mauvais coup à digérer. On nous annonce un monde plus difficile qu’aujourd’hui. Mais que veut-on? Une régression lente mais régulière?» Charles, vingt-trois ans: «Moi, je vais peut-être attendre d’avoir trente ans pour décrocher mon premier CDI. Et en plus, il faut que je me fasse à l’idée de bosser jusqu’à soixante-dix piges? C’est ça, le monde que vous voulez nous léguer?» Camille: «On a tous l’impression d’appartenir à une génération crash-test, condamnée à s’épuiser au travail… quand on en a!» Jean-Jacques: «Travailler plus longtemps 
pour quel projet de vie? Juste pour devenir une “force de travail”? Pour avoir un jour une retraite à peine décente? Sauf si je suis trader, footballeur, ministre ou chargé de mission… On se moque de nous, non?» À ses côtés, Laurent, vingt-deux ans, prit la parole, rage en gorge: «On nous parle de pression démographique, de rallongement de l’espérance de vie, mais qui nous dit que, dans cinquante ans, ça sera toujours d’actualité? Personne n’a jamais pu prévoir, cinquante ans à l’avance, ce qui pouvait se produire socialement et économiquement…»

Fou-foot. Jamais loin, le monde réel. Et ce jeudi, avec la rumeur bruyante des quelque deux millions de manifestants, inutile de vous dire à quel point nous partagions la colère froide de Bernard Thibault. «On tente de manipuler l’opinion, déclarait le secrétaire général de la CGT. J’aime bien le foot, mais là, c’est du délire. Les médias ne parlent que des Bleus, l’Élysée reçoit un joueur et annonce… des états généraux du foot! Où sommes-nous?» Rien de surprenant à ce que Nicoléon n’aime que des grévistes… multimillionnaires et surtout inoffensifs pour les puissants. Avec le Palais, nous étions habitués de longue date aux sommets de conneries et de mépris. Une étape vient d’être franchie: que le prince-président puisse convoquer un Bleu – fût-il Thierry Henry –, un jour de mobilisation historique, démontre à quel point il nage dans son costume de président…

ONG. La mauvaise scène ne s’arrête pas là. Toujours ce jeudi matin, Nicoléon devait recevoir des ONG. Mais celles-ci avaient été prévenues, la veille, que le Palais annulait cette entrevue pour des raisons de calendrier. Informées que cette réunion se tiendrait avec le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, et le secrétaire d’État à la Coopération, Alain Joyandet, les ONG en question avaient bien sûr accepté ce «changement de format». Patatras! Jean-Louis Vielajus, président de coordination SUD, qui fédère des ONG françaises de solidarité internationale, raconte la suite: «Nous avons appris que, finalement, ce serait Thierry Henry qui aurait l’honneur d’être reçu.» Prenant acte de cet ordre de priorité, les ONG décidèrent évidemment de boycotter le rendez-vous. «Pour le président, recevoir un footballeur est plus important que la situation des trois milliards de pauvres des pays en développement, précise M. Vielajus. C’est un très mauvais signal pour la politique de coopération de la France.» Rien à ajouter.

Citation. Le nicoléonisme est une signature qui griffe tout. Au royaume du prince élu, des copains et des coquins, leur République ne désigne plus la capacité à mener une confrontation d’idées pour quelque chose, entre des valeurs et des projets d’à-venir, mais à mener haineusement des luttes entre personnes, en stigmatisant les pauvres, avec pour seul profit le capital de quelques-uns et la division pour tous les autres. Petite devinette pour terminer. Qui disait : «J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence a créé la France pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie»? Le général de Gaulle. Quelques grammes de finesse dans un monde de buts.


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 juin 2010.]

(A plus tard...)

lundi 28 juin 2010

Bienvenue dans la France de L’Oréal

Il aura donc fallu du temps pour que les médias s’emparent d’un dossier qui fait désormais craqueler les lambris de l’Élysée. Ce qu’il faut bien appeler «l’affaire Woerth-Bettencourt» a évidemment fait couler moins d’encre et de salive que les frasques de nos Bleus en Afrique du Sud. Seulement voilà, depuis que les hommes de Domenech ont reçu plumes et goudron, un autre feuilleton beaucoup plus glauque nous délivre quotidiennement des informations révélatrices de l’état dans lequel se trouve notre pays. Du Fouquet’s à Bettencourt, au fil des coups portés à l’esprit républicain, comment ne pas constater avec effroi l’épouvantable dégradation du climat politique?

La puissance (en euros) des copains et des coquins de la sarkozye projette sur l’Hexagone une lumière aveuglante sur une morale publique totalement dévoyée. De ce point de vue, les liens entre le ministre du Travail, Éric Woerth, par ailleurs ancien ministre du Budget, et madame Liliane Bettencourt, à la tête de la fortune que l’on sait, sont édifiants. Où l’on parle d’évasion fiscale avérée, d’une corrélation possible entre l’embauche de madame Woerth et la présence de son mari au gouvernement. Où l’on évoque le fait que Bercy était prévenu dès 2009 de la situation fiscale de la patronne de L’Oréal. Où l’on apprend qu’il pourrait y avoir une nouvelle «affaire fiscale» avec la famille Peugeot…

La collusion entre les arcanes du pouvoir sarkozyste et les puissances de l’argent vire à la putréfaction idéologique – le poisson pourrit toujours par la tête – et nous fait plus penser à une République bananière qu’à une nation digne d’exemplarité… Après Kouchner (ses accointances avec des dictateurs africains), Blanc (les cigares), Joyandet (116 000 euros d’avion privé, les affaires immobilières), voici Woerth. Tous maintenus dans leurs fonctions alors qu’ils ont en commun d’avoir franchi les limites de l’indécence.

Si nous devons respecter au plus haut point la présomption d’innocence, tout en espérant que la justice œuvre en sérénité (sic), ne nions pas la gravité de l’affaire Woerth-Bettencourt. Elle est le sceau du sarkozysme et elle nous plonge dans les secrets du vrai pouvoir, du médiocre et du somptuaire mêlés, symbole d’un système. Le mélange des genres est consubstantiel au sarkozysme: conflit d’intérêts permanent, domination des intérêts privés, mépris de l’intérêt général… En d’autres temps, Éric Woerth aurait déjà été écarté. Au contraire reçoit-il des soutiens si appuyés, si grandiloquents qu’ils nous feraient passer, nous aussi, pour de vulgaires chiens de meute! Et pendant ce temps-là? Sarkozy parle de morale à nos Bleus… et le ministre du Travail peut continuer à s’occuper de la démolition de nos retraites, comme si de rien n’était…

Qu’on se le dise! La virulence de notre critique légitime ne nous fera pas sombrer dans l’un des pires dangers qui menacent la France, et pour cause: le populisme à tous les étages. Reconnaissons que l’agenda idéologique, depuis 2007, a pour le moins favorisé le terrain de la démagogie, des mensonges, de la xénophobie, de la division… Pour éviter le triomphe de la rumeur et de la suspicion généralisée, Éric Woerth doit s’expliquer, entièrement. Mais le fera-t-il?

La quasi-fusion du pouvoir politique, d’un certain pouvoir judiciaire et de l’oligarchie financière est telle que la tentation sera grande de régler en catimini leurs petites et grandes affaires. Voilà la France de L’Oréal et de Sarkozy, née d’une conception ultralibérale de la société, soumise à une nouvelle architecture de subordination… Récemment, l’ineffable Jean-françois Copé avouait qu’il redoutait une prochaine «nuit du 4 août». La France ne le vaut-elle pas ?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité le 28 juin 2010.]

(A suivre...)

samedi 26 juin 2010

Conseil de lecture : la philosophie peut-elle aimer le football ?

Après les naufrages techniques, physiques, tactiques et intellectuels (sic), après les brûlures faites à l'esprit français (re-sic), voici un ouvrage dont j’ai, hélas, tardé à vous conseiller la lecture. Faute de temps, d'abord. Faute de volonté, aussi. Faute d’optimisme et d’enjouement, surtout…

Il faut dire que les épisodes franco-français, devenus contre toute logique une véritable «affaire d’Etat» par la seule volonté de Nicoléon, qui a non seulement eu le toupet de convoquer notre «titi» national (Thierry Henry) au Palais, mais a également demandé à sa ministre de s’immiscer dans les affaires fédérales… il faut dire, donc, que ces polémiques à répétition nous ont un peu éloigné de l’essentiel: le football mérite-t-il toujours notre attention? Et si «oui», pourquoi et comment?

Bonnes questions. Pour y répondre, ou tenter d’y répondre même sommairement, la lecture du livre de Gilles Vervisch, De la tête aux pieds (chez les dynamiques éditions Max Milo), devrait sinon vous réconcilier avec la geste sportive (allez, un effort), du moins vous emmener dans des raisonnements propres à la réflexion (faites-moi confiance). Fort du succès de son premier livre Comment ai-je pu croire au Père Noel (déjà chez Max Milo), Vervisch, pourfendeur des idées reçues et des jugements à l’emporte-pièce qui laissent peu de place à la contradiction, revient avec un second opus très surprenant. Et pour le moins d'actualité.

Raisonnement, humour, sens de la formule: tout y est. Un texte qui muscle la tête et revisite le «Mens sana in corpore sano» (un esprit sain dans un corps sain). Plutôt dans l’allégresse. Et avec les outils de la philosophie… Car Gilles Vervisch est philosophe. Et, comme nous, il pense que le sport – donc le football – est une chose trop importante pour la laisser aux professionnels de la profession... Si football et philosophie semblent n’avoir aucun rapport, et si la «métaphore du stade» si chère à Roland Barthes n’a rien d’une évidence pour une majorité de nos intellectuels, Vervisch tente de nous démontrer que le ballon rond, ses acteurs, ses scènes de jeu comme de vie collective, peut offrir des espaces d’intenses réflexions – à condition de les accepter pour ce qu'elles sont, rien de plus, mais rien de moins.

De la main d’Henry (contre l'Irlande) au coup de boule de Zidane (finale 2006), Vervisch refuse «l’intellectualisme» de classe qui refuserait le «monde réel» : le sport, ceux qui le pratiquent, son économie, ses supporters, etc., n’en font-ils pas partie ? Bien sûr, personne n’attend d’un footballeur qu’il «change le monde», qu’il donne son opinion sur tout et n’importe quoi, qu’il puisse même incarner un quelconque «espoir» d’élévation sociale, comme cela existait au milieu du XXe siècle, qu'il fasse encore sérieusement rêver les jeunes générations... Quant aux supporters, souvent bêtes et méchants (très bêtes et très méchants), ils rendent le foot insupportable, irregardable, souvent inexcusable… Alors ? Comment l’élitisme (supposé) de la philosophie peut-elle voisiner avec la vulgarité (réelle) du football professionnel?

L’auteur, né en 1974, n’est pas agrégé de philosophie pour rien. Il nous propose donc «sa» lecture du football sous la forme d’un décryptage en profondeur, de Diodore de Cronos à Aristote, en passant par quelques joueurs emblématiques ou quelques actes célèbres, voire, de manière plus anecdotique mais instructive, par Pierre Ménès, le trublion-chroniqueur de Canal +... Ainsi, le lecteur, passionné ou non, écoeuré ou non par les désastres du foot-business, ne regardera jamais plus un match comme il le faisait avant.

C’est œuvre utile, par les temps courent, d’observer avec d'autres yeux, d'autres références, l’hyperspectacularisation des théâtres sportifs vécus désormais en mondovision. C’est même indispensable. Pour Vervisch, sachez-le, le football mène à tout… à condition de s'en bien servir. Croyez-nous sur parole !

(A plus tard…)

jeudi 24 juin 2010

Retraites : la bataille du peuple

«Plus que jamais, retenons une leçon immuable : pour agir politiquement, il faut penser historiquement.» Voilà ce que Jacques Derrida murmurait à ses derniers visiteurs, comme s’il sentait, par-delà son propre temps trop tôt achevé, l’impérieuse nécessité de transmettre le sens du combat commun pour s’ériger contre les périodes sombres du futur. Nous y sommes. Avec le projet de loi de démantèlement de nos retraites, qu’il nomme fièrement «mère de toutes les batailles», Sarkozy a décidé de franchir un cap dans l’ensauvagement français, déchirant un peu plus le pacte social.

Ce qui, hier, était l’un des piliers de la passion, de la confiance, du vivre-ensemble intergénérationnel, du lien social et de solidarité, devient, par la volonté du Palais et le diktat des marchés financiers, l’odieuse prébende, la déchirure, la méfiance, la culpabilisation, l’envie et la régression à tous les étages. L’espérance de vie est un bien commun de civilisation. Comment admettre que l’on transforme ce progrès humain en un vulgaire handicap nécessitant d’abattre nos retraites, sachant que la somme à trouver représentera au pire 3% des richesses de demain, ce qui est loin des dix points de richesse déplacés des poches du travail vers celles du capital en un peu plus de vingt ans… Quel héritage partagé laisserons-nous à nos enfants, sinon la promesse d’une rigueur coulée dans le marbre européen, sinon cette prédation que la finance opère au détriment du travail sur la richesse produite ?

Dans le sondage exclusif CSA que nous publions, pas moins de 68% des Français soutiennent l’appel aux mobilisations de ce jour. Nous ne sommes pas surpris de cette continuelle et cristalline présence du peuple, celui qui se dresse, celui qui, périodiquement, sait dire «non» à l’inacceptable, celui qui témoigne ce matin dans nos colonnes... Peuple de luttes si décrié pour «toutes ces manifestations stériles», comme le prétendait un éditocrate, pronostiquant «l’heureuse fin de la retraite à 60 ans»...

Seulement voilà, le climat évolue vite et l’opinion publique entame à peine son long et patient apprentissage : la prise de conscience collective sur la réelle perversité 
du projet n’en est qu’à ses balbutiements. Certains ont parié gros en misant sur une éventuelle apathie citoyenne à la faveur du Mondial (sic) et de l’été. Éric Woerth l’admettait hier: «La mobilisation sera certainement forte, nous l’attendons, nous ne la redoutons pas.» Un aveu.

Chacun l’a bien compris : les jeux ne sont pas faits ! D’autant qu’il faut remonter loin – au CPE – pour que les syndicats et toute la gauche se retrouvent unis dans la même bataille. Pour un enjeu plus important encore. Car la France va mal, très mal. Et ses déchirements n’annoncent rien de bon. La gravité de la situation qui touche désormais toutes les catégories du monde du travail élargit inévitablement le spectre des combattants d’une transformation sociale radicale.

Ce jeudi 24 juin, la mobilisation constituera donc une étape cruciale dans la constitution d’un front large et populaire, pour faire reculer ce projet inefficace et injuste. Il y avait un million de personnes dans les rues le 23 mars dernier. Il ne serait pas étonnant que ce chiffre soit de loin dépassé… Et si la gigantesque entreprise de conditionnement mental des Français organisée par le gouvernement et tous ses relais subissait un revers de taille ? Et si la peur commençait à changer de camp? «Pour agir politiquement, il faut penser historiquement», disait le philosophe. C’est au peuple, debout, de faire l’Histoire.

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 24 juin 2010.]

(A plus tard...)

mardi 22 juin 2010

Mondial : les maux Bleus

« L’esprit d’équipe ? C’est des mecs, ils sont une équipe, y a un esprit. alors ils partagent ! » Face au spectacle affligeant d’une sélection censée représenter un bout de notre héritage commun en arborant le maillot tricolore, on pourrait sans fin resservir la citation de Coluche, s’en contenter. Mais l’affaire est plus grave qu’une saillie drolatique, et l’émotion dans le pays en dit long sur l’importance que nous accordons à notre équipe frappée du coq. Á l’heure de l’hyperspectacularisation des scènes sportives, diffusées en mondovision et scénarisés à outrance, les psychodrames à rebondissements témoignent, s’il en est, du degré zéro de conscience collective de certains joueurs de Domenech, de leur incapacité notoire à s’imposer une éthique de vie.

Pourquoi la vulgarité des mots et des comportements a-t-elle pris le pouvoir au sein du groupe France, transformant une équipe sportivement crédible (si, si) en une somme d’individualités où règnent en maîtres absolus la starification, le «tout pour ma gueule», l’arrogance, le pourrissement par l’argent et même une forme de nihilisme assumé.

Universel, le football est un monde en réduction qui crée des personnages à sa démesure. Une allégorie de l’ère du temps. Un marqueur de nos sociétés. Mais le football est également une bulle capitaliste, l’un des cours névralgiques de la globalisation ultralibérale à marche forcée, d’autant plus symboliquement dangereux qu’il a valeur d’exemplarité pour les plus jeunes. Si l’immoralité et le dévoiement y ont toujours existé, chacun admettra que les lois actuelles ont donné carte blanche aux financiers, qui ne se sont pas privés pour enfoncer toutes les frontières du fric.

Accroissement des masses salariales, transferts faramineux, droits TV surréalistes, contrats d’image, mise en Bourse des grands clubs, déficits pharaoniques, appauvrissement des filières de formation dont la France s’était fait une spécialité et qui ne servent plus qu’à la fabrication « produits exportables », etc.

Nos Bleus sont-ils l’incarnation de ces dérives, du je-m’enfoutisme friqué et du « chacun pour sa gueule » ? Oui, pour beaucoup. Faut-il dénoncer les comportements des « meneurs » ? Encore oui. Pourtant, étonnons-nous que la critique légitime ait laissé la place, à l’initiative d’Alain Finkielkraut, à une offensive en règle non plus contre certains joueurs, mais contre leur origine sociale ! Une offensive minable qui, dans la bouche d’un philosophe ayant jadis regretté cette sélection trop « black, black, black », ne vise qu’à stigmatiser une fois de plus les quartiers populaires.

Éternel miroir déformé, revoilà la logique du bouc émissaire façon Sarkozy. Les Noirs et les Arabes des banlieues sont des voyous, une majorité des Bleus sont donc des voyous… Soyons clairs. Oui, nous partageons le haut-le-cour provoqué par le déferlement d’indécences et de richesses du foot, totalement soumis au monde marchand. Oui, nous sommes indignés par l’attitude de certains joueurs dont la trajectoire sociale leur est montée à la tête au point de leur faire oublier leurs racines et le sens des réalités. Mais comment accepter qu’on puisse avancer sur le terrain d’une stigmatisation de classes, pour ne pas dire « communautariste » ?

Qu’on se le dise, Anelka et Ribéry ne sont aujourd’hui pas plus représentatifs des quartiers populaires que M. Finkielkraut, qui, avec un acharnement coupable, oublie les cruautés du monde contemporain et l’atomisation sociale des quartiers dont il ne connaît rien.

En tendant un miroir sur nos Bleus, ne voit-on pas aussi l’image, hélas non déformée celle-là, d’une France bling-bling à la vulgarité crasse ? Ne voit-on pas le « casse-toi, pauvre con », les magouilles, les yachts, le Fouquet’s et la clique des puissants qui détiennent tous les pouvoirs, responsables-en-chef du cynisme que charrie notre époque ?

[EDITORIAL publié dans l'Humanité du 22 juin 2010.]

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dimanche 20 juin 2010

Dribble(s) : quels mots pour le dire ?

Écriture. En ces temps d’opacité et de brume épaisse, l’écriture, modeste mais illimitée, permet d’exprimer en nuances ce que nous ne pouvons dire autrement. Irions-nous jusqu’à affirmer, comme Philippe Sollers, que « l’écriture est la continuation de la politique par d’autres moyens » ? Puisque toute écriture expose une vision du monde, toute écriture serait-elle politique ? Tel un feu dans la nuit noire, pour brûler les facticités, ces écritures disent quelquefois la fragilité, souvent l’authenticité.

Messe. Ainsi, que dire encore du Mondial que vous n’ayez déjà lu dans nos colonnes (ou ailleurs) depuis une semaine ? Faut-il, comme beaucoup, affirmer que décidément «trop, c’est trop», qu’«on en fait trop», qu’il y a «des choses plus importantes», que l’Afrique du Sud «ne se portera pas mieux après cette messe mondialisée» ? De même, faut-il regretter une certaine idée du football d’antan, une insouciance de style, se navrer ouvertement que ce sport si populaire soit désormais «sans ironie ni folie» comme le suggérait cette semaine avec conviction l’acteur Isaach de Bankolé (dans Libération)? Faut-il par ailleurs accuser nos joueurs français de se tenir si éloignés des préoccupations essentielles de nos concitoyens, incapables par exemple, bien que beaucoup d’entre eux soient des héritiers de l’immigration, de se mobiliser contre la politique d’immigration de Nicoléon-Besson, comme le dénonçait, dans l’Humanité, l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat, réclamant qu’ils cessent de jouer «tant que ces hommes et ces femmes qui combattent pour leur dignité ne seraient pas tous régularisés»? Faut-il céder à la polémique quasi colonialiste concernant les vuvuzelas, sacrifier l’enthousiasme d’un peuple – et quel peuple! – au confort des familles occidentales de l’autre côté de l’écran, en somme faire taire cette Afrique bruyante et frondeuse parce qu’elle indispose le grand ordonnancement capitaliste de la mondovision ? Enfin, faut-il malgré tout savoir prendre du plaisir au spectacle de certains matchs ? En a-t-on le droit intellectuel ? Ou doit-on demander l’autorisation des Germanopratins faussement révulsés ?

Globalisation. Avouons-le. Au stade suprême du capitalisme fou (pléonasme), lorsque la nouvelle religion ultralibérale aura épuisé son pouvoir liturgique, peut-être ne subsistera-t-il que deux passions populaires sacralisées qu’aucune révolution humaine n’aura pu renverser: le foot et la télé. À l’heure de l’hyper spectacularisation des théâtres sportifs, scénarisés à outrance, admettons que le sport est devenu l’un des cœurs névralgiques de la globalisation à marche forcée. Le bien-être moral, physique et collectif des individus s’est progressivement effacé derrière la musculation des entreprises et la consolidation des investissements financiers. Telle est la réalité du monde dont on nous dit aujourd’hui qu’il est achevé, hermétique, organisé une fois pour toutes.

Bleus. Et pendant ce temps-là ? Parlons du sort sportif des Bleus, bien sûr, qualifiés d’«imposteurs» par le journal l’Équipe, et qui, au soir d’un match pitoyable contre des Mexicains tâteurs de balle et goutteurs de plaisirs, ont un peu plus humilié le sport français. Pas parce qu’ils ont perdu (la défaite est belle et réjouissante parfois). Non, par leur comportement. Par leur incivilité globale depuis si longtemps. Par leur immodestie chronique. Par leur totale absence de preuves d’amour. Par leur starification bête et brutale. Par leur autisme. Par leur nullité humaine, au fond… Mais aussi parce qu’un quarteron de «cadres» idiots, tous sarkoïzés et au QI déglingué, a poussé vers la sortie Yoann Gourcuff, si différent d’eux, cultivé, dialectique, intelligent, transformé en témoin impuissant d’une décadence française (comme nous).

PIB. Balle au centre ? Oui et non. Si l’immoralité et le dévoiement de la geste sportive ont toujours existé, la nature même de ces liaisons dangereuses a atteint un tel degré d’incandescence qu’il n’est pas aberrant – tout en restant un passionné – de voir derrière les exploits sportifs cette écœurante industrie mondiale où le fric et la frime règnent en maîtres. Le sport demeure une valeur sonnante et trébuchante. Saviez-vous que cette « activité économique » connaît des taux de croissance digne de la Chine, de 10% à 15% l’an ? Que sa part dans le PIB français est passée de 0,5% à la fin des années soixante-dix à 2% en 2010 ? Le mode de «régulation» du sport, livré à une espèce de productivisme des marchés, pousse lui aussi aux excès. Accroissement des masses salariales, transferts faramineux, contrats d’image, mise en Bourse des grands clubs, déficits pharaoniques, appauvrissement des filières de formation dont la France s’était fait une spécialité… Michel Platini répète : «Le foot n’est pas qu’une tirelire.» Qui veut encore l’entendre ?

Horizon. Le pays de Voltaire et d’Hugo vient de commémorer les soixante-dix ans de l’Appel du 18 juin. Ce matin, nous ressentons comme un immense besoin d’horizon… «L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes», écrivait Anatole France. Mais que peuvent les mots pour dire combien la France devient vulgaire, dépourvue de dessein, opaque et prise dans les brumes ?

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du samedi 19 juin.]

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samedi 19 juin 2010

Mondial : les insultes de trop…

Les choix des mots dit souvent l’importance des maux. Mais quand les maux – et nous ne parlons là que de l’égo surdimensionné de quelques footballeurs peu à plaindre, n’est-ce pas (!) – se transforment en insultes aussi bêtes que vulgaires, le temps de la compréhension et de la compassion doit s’effacer derrière celui de la colère, voire de la condamnation la plus sévère.

Ainsi, que s’est-il donc passé à la mi-temps du calamiteux France-Mexique, match où un peu plus que nos dernières illusions se sont noyées dans l’indigence collective d’un groupe sens dessus dessous. Si l’on en croit l’Equipe de ce samedi 19 juin, un clash monumental – et rarissime – se serait produit entre le sélectionneur Raymond Domenech et l’un de ses joueurs, Nicolas Anelka. Autant le dire : si l’Equipe décide de nous emmener donc dans les coulisses glauques de cette soirée sombre et dégradante pour l’esprit français, c’est évidemment que rien ne va plus et que, n’en déplaise à certains, tout semble perdu entre ces hommes. On aurait presque le droit de s'en réjouir - pour vite passer à autre chose...

A la mi-temps de ce match, Nicolas Anelka, comme nous l’avons tous vu, fut remplacé par André-Pierre Gignac. Nul étonnement : l’attaquant de Chelsea ne méritait pas mieux. Prestation catastrophique, positionnement surréaliste, aucun sens du sacrifice et de la solidarité, je m'en foutisme flagrant… bref un Anelka des grands jours! Mais ce que nous ne savions pas, c’est que ce remplacement n’était pas une sanction tactique… mais une sanction tout court! L’Equipe raconte que, à la pause, comme il se doit, le sélectionneur y est allé de sa remontrance envers le joueur, lui demandant d’arrêter de décrocher et de maintenir «sa position en pointe» à l’attaque des Bleus. Anelka aurait alors nié ne pas respecter les consignes. Domenech l’aurait alors menacé de se retrouver sur le banc de touche…

Selon l’Equipe, la scène qui suivit fut d’une rare violence verbale. «Va te faire enculer, sale fils de pute», aurait alors proféré Anelka très bruyamment. «OK, tu sors», aurait alors répliqué Domenech assez logiquement. Et Anelka d’ajouter : «Ouais, c’est ça…» Tout cela sous les regards interloqués des autres joueurs, muets. L’Equipe poursuit que, durant le match, alors que les Bleus se faisaient étriller par les Mexicains, Anelka afficha un sourire franc et massif : «Pas un sourire gêné, un sourire généreux, un brun moqueur, très clairement je m’en foutiste» (toujours), écrit l’envoyé spécial, tout étonner de retrouver le protagoniste le lendemain sur la pelouse de l’entraînement, «à quelques mètres de Domenech, comme si de rien n’était»...

Signalons que William Gallas se serait lui aussi distingué au retour des vestiaires après la première mi-temps. Croisant un journaliste de TF1 qui lui tendait un micro, le vice-capitaine de l’équipe de France aurait préféré tendre son majeur plutôt que de s'exprimer. Bonjour l’ambiance.

«Le problème de l'équipe de France n'est pas Anelka mais le traître qui est parmi nous», déclarait finalement Patrice Evra, le capitaine des Bleus, lors d'une conférence de presse surréaliste, déclarant officiellement la chasse à la «gorge profonde» du groupe... Nous voilà dans les bas-fonds.

Tout a donc volé en éclats. Comme nous le redoutions ici-même sur ce blog mardi 15 juin. (Lire : http://larouetournehuma.blogspot.com/2010/06/mondial-les-bonnes-manieres-expliquees.html) Avoir eu raison n'est aucunement une source de satisfaction... La vulgarité a donc pris le pouvoir du groupe-France. Après l’arrogance, le bling-bling et la starification, les petites frappes font donc régner la terreur. Triomphe du «tout pour ma gueule».

Que va faire Domenech désormais? Puisqu’il s’agira sans doute de son dernier match à la tête de la sélection, osons quelques conseils de bon sens. Pour la dernière confrontation contre l’Afrique du Sud, qu’il assume de virer avec fracas tous ces merdeux, qui n’ont même pas leur place sur le banc de touche; qu’il installe comme titulaires tous les « coiffeurs », qui ne rêvent que d’honorer le maillot sur le continent africain; qu’il réinstalle de toute urgence Yoann Gourcuff à la baguette, histoire de sauver ce joueur talentueux et intelligent du naufrage psychologique, eu égard à ce qu’il a enduré de la part des Ribéry, Anelka, Gallas et autres « cadres », tous aussi stupides que méchants…

Bref, que Domenech tape du poing sur la table et envoie balader tous ceux qui ont sali le maillot bleu depuis trop longtemps. Problème : lui restera-t-il au moins onze joueurs à inscrire sur la feuille de match?

(A plus tard…)

jeudi 17 juin 2010

Retraites : quelle civilisation promet-on à nos enfants ?

Le bourrage de crâne à dose médiacratique persiste. A en croire certains commentateurs que la facilité égare, «l’habileté politique» serait donc du côté du gouvernement et du Palais, qui, en quelques mois d’un intense lobbying, ont réussi à mettre sur la table, sous la forme d’un projet de loi, les contours d’une régression sociale à très grande échelle. A commencer par le recul de l’âge légal du droit à la retraite.

En pleine crise sociale et en terrain propice aux irruptions populaires, le pouvoir continue d’avancer au pas de charge. Pour l’Elysée, l’affaire est entendue. 62 ans pour tous, y compris pour les travaux pénibles. Taux plein à 67 ans. 41,5 ans de durée de cotisation… Le grand bond en arrière.

L’opinion publique a-t-elle été enfumée? Le pouvoir a-t-il réussi à endormir les forces sociales? La France a besoin d'une réaction à la hauteur des attaques. Impossible? A voir...

Tout cela masque mal, surtout, le principal non-dit de cette contre-réforme : celui d'examiner avec sérieux de nouvelles pistes de financement. Qui existent belle et bien, à condition d’anéantir pour commencer le principal tabou des libéraux en tout genre, à savoir aligner de toute urgence la taxation des revenus du capital sur celle du travail… Cela pourrait rapporter jusqu’à 100 milliards d’euros !

Pour justifier leur sale coup, on nous parle à tort de démographie – elle ne va pas trop mal, merci. Mais si l’on parlait plutôt d’une autre répartition des richesses? Il y a quelques années à peine, le Conseil d’Orientation des Retraites lui-même soulignait que, sur 30 ans, la richesse de la France, avec un taux de croissance modéré, devrait doubler en termes réels (hors inflation). Avec une augmentation de 1700 milliards d’euros de la richesse nationale, comment nous faire croire qu’il est impossible de financer l’avenir de nos retraites, sachant que la somme à trouver ne représentera que 3% des richesses du moment?

Qui sont les menteurs? Qui sont les démagogues? Et si l’on parlait également de la contribution des revenus financiers et de l’élargissement de l’assiette des cotisations? Quand on sait que, en une génération, dix points de PIB sont passés des salaires au profit, pourquoi ne supprimerait-on pas immédiatement les exonérations et autres cadeaux fiscaux en tous genres, qui se montent à 140 milliards d’euros chaque année, en cessait de protéger la part des profits dans la valeur ajoutée? Sans oublier les mesures de relance de l'emploi, seul capable d’assurer la pérennité du système : 100.000 salariés de plus représentent 2 milliards d’euros de cotisations supplémentaires…

Vivons-nous donc dans le même pays (pour ne pas dire le même monde !) que la clique de nos dirigeants ? A moins que la grossièreté de la classe dominante n’ait définitivement plus de limite...

Non, les jeux ne sont pas faits ! Et le gouvernement aurait tort de confondre «projet de loi» et concrétisation dans les faits. Ceux qui, dans le pays, ne se laisseront pas intimider sont plus nombreux et déterminés que ne l’imaginent certains… Récemment, dix-neuf organisations de jeunesse ont décidé de lancer un appel commun «pour une retraite à haut niveau à soixante ans». Contestant un projet qu’on prétend mener en leur nom, les jeunes entreront-ils vraiment dans la bataille pour ne «pas être pris en otage»?

En effet. Que chacun médite un instant au monde qu’on promet à ces jeunes : insertion professionnelle tardive, rendue plus difficile par le chômage et la précarité ; allongement de la durée de cotisation ; report de l’âge légal, etc. Une société en régression généralisée. Comme si l’espérance de vie, ce bel enjeu de civilisation vécu au positif, devait se transformer en cauchemar pour les générations futures!

Quelle civilisation, quelle espérance laisseront-nous à nos enfants ?

(A plus tard…)

mardi 15 juin 2010

Mondial : les bonnes manières expliquées aux nuls...

Depuis quelques jours, donc, nous découvrons derrière nos téléviseurs un Mondial populaire, plutôt sympathique et bon enfant. Contraste évident avec le spectacle purement footballistique – peut-être peut-on sauver pour l’instant l’Allemagne, l’Argentine, le Ghana, la Côte d’Ivoire… et encore ! Attendons un peu.

Mais reprenons. Au moins avons-nous vu, et voyons-nous chaque jour à la faveur des trois matches quotidiens, des chocs sportifs mais surtout des chocs culturels d’une belle humanité. Des supporters admirables "vuvuzélés". De la chaleur spontanée. Et même des joueurs attentifs à l’image qu’ils renvoient au Continent africain hôte. Des joueurs prévenants et précautionneux... sauf? Qui donc? Les Français évidemment. Vous n'êtes pas d'accord?

Comme on dit, poser la question c’est déjà y répondre... Les envoyés spéciaux sont formels : les joueurs français sont insupportables, autistes, nullement préoccupés par les autres et le pays où ils se trouvent, hautains, etc. Même la visite d’une township, situé à quelques kilomètres de leur lieu d’hébergement qu'ils avaient jusque-là soigneusement évitée, n’a rien changé à l’affaire. Rappelons que nos chers Bleus, lors de cette « action sociale » pilotée par la Fédération française de football (FFF), ont décidé de boycotter la ministre Rama Yade, accusée d’avoir désespéré Billancourt en critiquant le luxe dans lequel ils surnagent… Comme  s’il n’y avait pas des actes symboliques plus importants que de boycotter une secrétaire d’Etat à la langue, certes, bien pendue... passons !

Osons le dire : le groupe des vingt-trois est arrogant. Donc profondément antipathique. A croire que la vulgarité sarkozienne, qui sévit en France depuis trois ans désormais, a déteint sur l’esprit de nos footballeurs qui, pour la plupart, ne vivent même pas sur notre territoire et ne paient pas d’impôts chez nous. Un peu trop bling-bling les Bleus ? Leurs casques sur leurs oreilles du matin au soir ne sont rien comparés à l’indigence de leur comportement global... Attention, gardez-vous bien de croire à un quelconque populisme de ma part si j'ose semblable interrogation. Bien au contraire. Raymond Domenech (toujours aussi fascinant dans cet univers qu'il exècre au fond) n’est pas seul en cause, loin s’en faut.

Qu’on le veuille ou non, l’ampleur du divorce avec le public français symbolise, à lui seul, l’état des relations entre l’équipe et ses supporters. L’amour ? Ou les preuves d’amour ? Choisis ton camp, camarade !

Savez-vous ce qu’il manque le plus à nos Coqs ? De la modestie. De la simplicité. De l’empathie non feinte. Bref un minimum de citoyenneté (en savent-ils seulement le sens?) D’abord vis-à-vis de nous autres Français. Mais aussi vis-à-vis du continent africain tout entier, qui mérite l’humilité et la main tendu, et non de la starification pour milliardaires incultes et sots. Mais morbleu, connaissent-ils seulement les bonnes manières, ces joueurs censés nous représenter ? Faudra-t-il leur inculquer une à une? Comme à des nuls?

Prenons un exemple très significatif. Il semble que le groupe entier, du moins certains « cadres » essentiels, aient tout fait pour que Domenech (sera-t-il faible sur ce coup-là?) pousse vers la sortie Yoann Gourcuff. Pourquoi ? Le « relationnel » du meneur avec ces «cadres» serait inexistant. Et pour cause. Gourcuff, fils de son père, serait un être à la fois sensible et, tenez-vous bien, vif, cultivé, dialectique, en un mot: intelligent. Qu’on donc à voir avec lui Ribéry ou Anelka, dont on dit qu’ils mènent la fronde depuis des semaines au point, sur le terrain, de saboter le travail de chef d’orchestre du bordelais en jouant "sans" lui? Pitoyable attitude. Qui en dit long sur l'ambiance générale. Le degré d'implication. Le sens commun. Et le QI de certains...

Où est dont l’éthique et la morale dans ce groupe ? Depuis des mois, on nous dresse le portrait d’un Domenech tyrannique et obtus, n’en faisant qu’à sa tête. A force de le fragiliser, certains joueurs auraient progressivement « pris le pouvoir ». Les plus médiocres, les moins éduqués, les moins "esprit collectifs" ?

Comment souhaiter que nos enfants s’identifient à ces pleutres qui n’ont aucun autre exemple à montrer que les zéros sur leurs comptes en banque ?
Allons. Calmons-nous. S’ils gagnent jeudi soir, avec ou sans Gourcuff (!), ces mots auront été inutiles, déjà oubliés, vilipendés. Et pourtant, il fallait bien les écrire, ces mots… non ?

(A plus tard...)

lundi 14 juin 2010

Ahavat(s) : quand Régis Debray critique les dirigeants israéliens

Debray. «Si ce bonhomme nous critique, c’est qu’il est dépourvu de “l’ahavat Israël”, il n’aime pas notre peuple. Tout le reste en découle. Passons.» En écrivant ces mots dès la première page de son nouveau livre, À un ami israélien (Flammarion), Régis Debray déclare ne pas échapper au «virus de l’autosuspicion», comme une mise en garde préventive. Pensez donc. Critiquer l’État d’Israël, n’est-ce pas une sorte d’interdit, qui, transgressé, signifierait immanquablement une absence d’«amour du peuple juif» (« ahavat Israël ») ? Le philosophe et médiologue aime déplaire et relever le gant là où la confrontation d’idées paraît déjà mal jouée. En s’adressant nommément à l’historien et diplomate Élie Barnavi (qui lui répond à la fin du livre), Régis Debray prévient : « Je suis sûr, en abordant cette rive bardée d’écueils, 
de me brouiller avec la moitié plus un de mes meilleurs amis. 
Il se trouve simplement qu’un Gentil se sent les coudées 
plus franches avec un juif d’Israël… » C’est dit.

Combat. Nous n’avons pas oublié son précédent livre sur le même sujet, l’éblouissant Un candide en Terre sainte (Gallimard, 2008), où Debray-le-laïque s’était nourri de ses rencontres pour nous dépeindre la situation inextricable de ce conflit israélo-palestinien. Il y affirmait son immense pessimiste, quoique, pour lui, la lucidité constitue toujours le meilleur des combats… « Israël, issu d’une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ? », demande-t-il cette fois sans détour. «Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai, m’a-t-on répondu en substance, mais en France il n’est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez.» Et Debray ajoute: «Le jour où l’on m’a fait cette réponse, je me suis promis d’écrire un autre livre, engagé celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j’ai vu là-bas.» Puisque l’histoire n’est pas une science du passé mais une science du présent avec l’épaisseur du temps, il lui fallait, ici-maintenant, ne pas retenir sa plume. Et choisir des mots plutôt que d’autres. Il écrit «boucler une population» (et non «évacuer un territoire»). «Peine de mort» (et non «exécution judiciaire»). «Mur» (et non «clôture de sécurité»)… Debray ose même  : «Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là. » C’est dit.

Colonisateur. Plus délicat encore, l’intellectuel aborde devoir d’histoire et travail de mémoire. Posons une question risquée  : la sacralisation pénitentielle aveugle-t-elle l’Occident sur le conflit colonisateur que mène Israël ? Oui ? Non ? Oui et non ? S’il ne tranche pas l’affaire et s’emploie aux précautions d’usage pour ne pas laisser la moindre prise aux interprétations, le philosophe sait néanmoins qu’il fera sursauter malgré l’érudition rare et brillante qu’on lui connaît. Il précise : «Si la barbarie affecte l’ensemble du monde, par quel miracle les victimes de la plus grande des barbaries, et leurs descendants, y auraient-ils échappé ? À force de se répéter que pour faire la paix il faut de la force, ils se sont pliés à cette règle morne et jamais fatiguée qui veut que l’on soit barbare avec les faibles.» C’est dit.

Liste. Régis envisage-t-il sérieusement que sa virulence à l’égard des dirigeants israéliens puisse être l’objet de controverses pour gens de bonne volonté ? Ou sera-t-il victime, comme d’autres, d’une «phalange de bras vengeurs» ? Se retrouvera-t-il, comme Jacques Derrida, Edgar Morin ou d’autres « alter-juifs », sur ce qu’il appelle «la liste grise» ? «Trop c’est trop, lance-t-il. Cette garde sacrée d’épurateurs, je le sais bien, n’en fait qu’à sa tête (…) en allant s’installer sur la ligne de feu.» S’adresse-t-il à un peuple en guerre ? «Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là, rétorque-t-il. Israël se présente comme le champion de l’Occident au Proche-Orient : en tant qu’Occidental, j’ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m’inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d’un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l’avoir fait.» Et il résume massivement  : «Huit cent mille autochtones chassés de leur terre manu militari, d’après un plan concerté par un chef charismatique agissant avec la rudesse d’un “bolchevik sans le communisme”.» C’est dit.

Conscience. La phrase se fait alors plus dérangeante, moins cajoleuse qu’à l’accoutumée. L’heure est-elle si grave pour laisser tomber à ce point les masques grandioses et tremper de nouveau la plume dans le vitriol des sombres cabinets de réflexion ? S’il dit, avec la faconde révoltée du militant universel qu’il n’a jamais cessé d’être, avoir «eu honte» devant «ces checkpoints où se presse à l’aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l’exaspération», c’est qu’il veut encore prouver qu’il n’est pas « revenu de tout », comme le pensent ceux qui le souhaiteraient tant… Debray ? En première ligne ! Et il l’assume  : «Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l’un prendre le dessus sur l’autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l’intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience.» Et quelle conscience ! Ça aussi, c’est dit.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 12 juin 2010.]
(A plus tard...)

dimanche 13 juin 2010

Mondial : les «vuvuzelas», vraiment un cauchemar ?

Si vous avez eu – comme moi – l’étrange idée de regarder tous les matches depuis le coup d’envoi de cette Coupe du monde de football en Afrique du Sud, vous aurez compris que, pour les modestes téléspectateurs que nous sommes, le sacerdoce sportivo-culturel n’est pas seulement visuel mais auditif... S’il faut une bonne dose de perversité pour prendre du plaisir à la vue de Corée du Sud-Grèce par exemple (j’en conviens humblement !), ce masochisme de passionné prend cette fois les formes d’une véritable torture pour les oreilles. En cause : les vuvuzelas. Disons plutôt : infernales vuvuzelas! Infernales, mais pour qui?

Au départ, nous n’avions pas trop fait attention au phénomène. Bien sûr, nous savions depuis des semaines et des semaines que les Sud-Africains, pris de frénésie communicative avec le Mondial, utiliseraient à tort et à travers cet accessoire sonore en forme de trompette allongée... Mais nous n’imaginions pas une seconde que cette exubérance populaire, que nous appelions de nos voeux, perturberait les matches eux-mêmes et les milliards de téléspectateurs dans le monde… En effet. Imaginez un instrument de musique, même rudimentaire, pouvant atteindre les 130 décibels. Imaginez ce même engin dans des dizaines de milliers de bouches. Et vous aurez compris pourquoi la polémique (bruyante) enfle depuis le premier match, bien au-delà des frontières sud-africaines ! Faudra-t-il sacrifier l'enthousiasme d'un peuple - et quel peuple! - au confort des familles de l'autre côté de l'écran?

Une Afrique populaire, grondante, frondeuse se dresse. Et l'on voudrait la faire taire?

[Je vous conseille sur ce sujet l'excellent papier de notre envoyé spécial (et ami) Christophe Deroubaix sur le blog du Mondial de l'Huma : http://mayibuyeafrika.blogspot.com/2010/06/sur-les-vuvuzelas.html]

Petite information à ceux qui – miracle – n’auraient pas encore vu un seul des matches, pas même celui de nos Bleus. Le téléspectateur, quoique transporté par le spectacle, se voit contraint de temps à autre de baisser le son du téléviseur, quand il ne s’agit pas carrément de le couper, histoire de reposer ses tympans et ses nerfs (si-si). Ce bruit incessant, sorte de «nid d'abeille», ronronnement sourd plus grave qu’aigu mais ultra-présent, n’est pas seulement énervant : il est bel et bien insupportable. Et tenez-vous bien, même pour les joueurs sur les terrains. Après le match France-Uruguay, Gourcuff en a parlé en ces termes : «On ne s'entendait pas avec tout le bruit dans le stade. On ne pouvait communiquer que par gestes. D'habitude, on prévient un coéquipier lorsqu'il est seul. Là, c'était impossible.»

Le capitaine Evra, pourtant réveillé le matin de la confrontation à 6 heures du matin par des vêlements significatifs aux abords de l’hôtel des Bleus, se voulait plus indulgent : «Pour s'entendre, il fallait vraiment donner de la voix. Mais ça reste quand même une bonne chose. C'est une coutume du pays, on ne va pas commencer à attaquer les vuvuzelas !» Tous n’ont pas la même mansuétude. Le sélectionneur néerlandais, Bert van Marwijk, a annoncé que les trompettes ne seraient plus admises lors des séances d'entraînement de son équipe. «Ça ne sert à rien de s'entraîner si je ne peux pas parler à mes joueurs», a-t-il expliqué, laconique…

«Comment peut-on souffler pendant des heures dans ce machin, juste pour faire du bruit, du bruit pour du bruit ?», me disait au téléphone, sans rire, l’un de nos envoyés spéciaux. «Dans les stades, on se croirait au beau milieu d'un essaim d'abeilles…» Vendredi soir, au siège de TF1, le standard téléphonique a été pris d'assaut par des téléspectateurs se plaignant d'un bourdonnement permanent dans leur téléviseur et sur le site Twitter, le «service après vente» de la chaîne a explosé. Pour Uruguay-France, les commentateurs de TF1 ont d’ailleurs utilisé des micros spéciaux pour atténuer le vacarme : rien n'y a fait !

A chaque malheur (relatif celui-là) son bonheur. Les magasins du Cap sont en rupture de stock de bouchons d'oreilles. «J'aurais pu vendre 300 paires de bouchons d'oreille hier et la même chose aujourd'hui, mais je n'en avais que 200 et tout est parti », explique au journal Weekend Argus un commerçant local. La paire de bouchons commercialisée sous l’appellation «Vuvu-Stop », permettant une réduction du bruit d'environ 30 décibels, porte une étiquette au dos du paquet sur laquelle on peut lire: «Très efficace pour la réduction du bruit. Bon pour le football, le rugby, ou à l'attention des footballeurs de divan pour ne pas entendre les récriminations de leur femme.»

Pour une fois que les conjoint(e)s n'ont rien à voir avec les énervements de supporters de salon...

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vendredi 11 juin 2010

Coupe du monde : éloge improbable du football…

Faut-il donc avoir lu Roland Barthes (au moins lui) pour que l’idée même de la «métaphore du stade» ne soit pas une vaine formule appliquée aux nécessités épiques d’un monde aux passions souvent dérisoires ? A l’heure où la planète entière tourne les yeux vers le continent africain pour «voir» l’événement sportif le plus populaire d’entre tous, il n’est donc pas inutile de réfléchir un instant au vertige de ces hommes se disputant jusqu’à la sueur une parcelle de terrain réglementée pour un ballon, s’interroger sur l’imminence de ces scénarios improbables qui ne tournent pas toujours rond, précisément…

À chaque déification sportive, démesurément mise en scène par l’hyper-bulle économico-médiatique, le questionnement resurgit et provoque des fractures intellectuelles qui semblent souvent irréconciliables. Le discours commun, rabâché de la Rive-Gauche à tous les salons pseudo-littéraires, est archi connu : tandis que trois milliards de téléspectateurs s’apprêtent à suivre la messe quotidienne, il faudrait être «pour» ou «contre» le football, oubliant que le minimum d’intelligence devrait plutôt nous recommander une posture intellectuelle minimale. Résumons-là par ces mots: aimer si nous aimons ; apprendre à aimer si ça en vaut la peine ; mais toujours en connaissance de cause.

Le chronicoeur, passionné de cyclisme et de sport en général (quel aveu !), ne va nier l’évidence. On aurait toutes les raisons de se détourner de ces spectacles sportifs outrageants de puissance communicative, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté par la fausseté et les apparences, l’antre piétiné d’une humanité de friqués vivant hors-monde, hors-sol, hors-société, tous plus ou moins transformés en truqueurs survitaminés et/ou en traders dignes des patrons du CAC 40 ! De même, nous pourrions aisément rappeler la chronique d’un sport malade de ses excès, éventré par ses performances, tétanisé par le fric-fou. Redire cet « univers » parallèle plus ou moins vassal des diktats d’un monde marchand cynique – le pillage des jeunes africains est en ce domaine significatif...

Après semblable peinture (réaliste), devons-nous encore nous demander s’il y a des raisons d’y croire ? Pourquoi montrer une quelconque passion ? Faut-il encore écouter Eric Cantona, quand il suggère : «Par moments, il faut juste savoir passer la balle et regarder l’aboutissement de quelque chose, puis prendre son pied.»

Osons. Car le sport, en effet, reste un monde en réduction qui continue de créer des personnages et des événements à sa démesure. Or le football, à lui tout seul, par son universalité, matérialise cette démesure… Si l’on ne peut plus nier que certains veuillent « mondo-capitaliser » le sport pour mieux anesthésier tout esprit de révolte (comment avoir le goût de la révolte quand on s’identifie à Zidane ?), on ne saurait, dans le même temps, fermer les yeux et laisser faire, tout en se dépassionnant pour le jeu et les artistes qui le servent parfois !

Non ! Nous ne nous résignons pas au monde tel qu’il est, alors pourquoi devrions-nous laisser l’argent et la mise en concurrence à outrance gangrener le sport le plus populaire de la planète ? Le sort du monde nous intéresse : l’avenir du sport nous intéresse tout autant ! Car, n’en déplaise à beaucoup, une certaine idée du sport (plus solidaire, plus éducatif, etc.) peut encore s’imposer, à condition de ne pas laisser l’argent et la mise en concurrence diabolique gangrener le rêve vivant de centaines de millions de gamins - souvent les plus pauvres.

Qu’on se le dise. La «métaphore du stade», si chère à Barthes, n’est jamais écrite à l’avance. Les acteurs eux-mêmes, par le jeu et leur intelligence, sont toujours là pour nous étonner. L’émerveillement, quand il est «pensé», peut libérer des ressources cachées. Et débouche, quelque fois, sur des moments de bonheur irremplaçables. Comme un certain 12 juillet 1998. Vous vous souvenez ?
Même au stade suprême du capitalisme, ne l’oublions pas.

(A plus tard…)

jeudi 10 juin 2010

Kerviel, «gagneuse» parmi les «gagneuses»…

Puisque nous tentons vaille que vaille d’expliquer les vices d’un capitalisme rendu à sa sauvagerie matricielle, qui, depuis beau temps, se déploie sur le monde en plongeant notre horizon dans le crépuscule social, écologique, politique, financier et éthique, nous cherchons sous les décombres ce qu’Edgard Morin nomme un « minimum de reliance, de solidarité, de fraternité nécessaires pour promouvoir une anthropolitique ».

Autrement dit non plus seulement une prise de conscience effective que le destin humain n’a aucune chance d’évoluer positivement livré au marché-fou du libéralisme économique, mais bien, appuyé sur les expériences passées pour les mieux les déconstruire (Derrida), réinventer le parti-pris risqué mais plus que jamais fondamental de la r-évolution, se transformer sans renoncer à transformer radicalement le monde. Conserver en dépassant. Dépasser en conservant.

Le début du procès de Jérôme Kerviel nous incite à la réflexion. Le trader de la Société Générale, accusé d'avoir troué les poches de sa banque à hauteur de 5 milliards d'euros et d'avoir "joué" comme au poker avec plus de 50 milliards d'euros (!), accuse sa hiérarchie (non sans raison visiblement) de l'avoir incité à de tels agissements et d'avoir été parfaitement au courant... Petit soldat d'une folie financière collective. Un système totalement fou.

Soyons conscients, tous autant que nous sommes. A l’ère de la mondialisation et de la patrie-monde dont rêvaient jadis les internationalistes de la première heure, tous plus ou moins broyés par le laminoir des guerres mondiales puis froides, le capitalisme a réussi le tour de force de créer non seulement le produit pour le consommateur-type mais le consommateur-type pour le produit, sous la férule d’une haute-finance sans foi ni loi. Ce monde a-t-il une chance de s’effondrer sous nos yeux secs ? Oui ? Non ? Peut-être ?

Quel est donc notre univers mental « global » quand, au nom de la morale capitaliste (« leur » morale primitive), toute morale précisément cesse d’exister ? Les aveux de Kerviel, que nous avons tous lus avec effarement, objets d’un livre-choc qui retrace les coulisses de sa propre déchéance professionnelle (et morale donc), méritent qu’on s’y arrête un instant. Quel était, selon lui, son « mandat » à la Société Général ? « J’évoluais dans un milieu complètement déconnecté de la réalité, irresponsable. Le seul leitmotiv, c'est de faire le maximum d'argent dans le minimum de temps, et peu importe comment. Faire de l'argent pour la banque. On brasse des sommes phénoménales. On perd la notion des montants, ça va tellement vite qu'on n'a plus le temps de réfléchir », répond-il crument. Kerviel ajoute : « Pour nos chefs, on est des "gagneuses". A la fin de la journée, on entendait la phrase: "Relevé des compteurs!". "Combien t'as fait? T'as été une bonne gagneuse aujourd'hui !" Tous les traders ont entendu ça. »

Qui peut oser dire que tout cela a cessé, quand les mêmes requins pré-formatés spéculent désormais sur les Etat eux-mêmes, autrement dit les peuples ? Risque zéro pour les financiers ; risque maximal pour les citoyens.

(A plus tard...)

mercredi 9 juin 2010

Conseil de lecture : que savons-nous du véritable amour ?

« Une sueur m’inonde, un tremblement / me prend toute, plus verte que l’herbe / je suis, et à peu de mourir, défaillante, / je m’apparais. »

Connaissez-vous la poète Sappho ? Six cents ans avant notre ère, dans la Grèce antique, sur l’île de Lesbos, elle chantait l’amour avec une telle intensité que Fabrice Midal, dans Et si de l’amour on ne savait rien ? (Albin Michel), y consacre un chapitre tout entier. Philosophe et penseur des contresens contemporains qui, trop souvent, épousent les banalités de l’air du temps ânonnées par quelques intellectuels de supermarché, Fabrice Midal voit dans cette Sappho éperdue d’amour une véritable « célébration de l’espace ouvert des vivants ».

Question de perspectives auxquelles, avouons-le, nous n’avions pas vraiment songé jusqu’à cette lecture étonnante. Du moins en ces termes. Car Sappho, érigée en figure mythique, ne composait pas de complaintes rudimentaires, nous rappelle Midal. Elle ne proposait pas: « Pourquoi ne m’aimes-tu pas  ? », mais bien : « À quoi nous 
appelle l’amour  ? À quelle métamorphose ou plus exactement 
à quel risque nous invite-t-il  ? »

Les deux interrogations lues ci-avant symbolisent à elles seules, et par-delà les siècles d’errements en tout genre, l’exigence bienveillante de Fabrice Midal pour ses congénères perdus parmi les ombres. Son but ? Nous sortir de notre conditionnement mental qui nous pousse aux comportements formatés, aux idées préconçues. Ce spécialiste du bouddhisme et de Heidegger, artiste plasticien enseignant l’art comme voie spirituelle, auteur en 2009 du remarquable Risquer la liberté (Seuil), a le grand mérite de nous mettre en demeure face à ce qu’il appelle « des gestes que nous croyons obligés ».

Midal écrit sans détours : « Nous prononçons des paroles empruntées. Mêmes nos pensées ne sont plus les nôtres. Nous cherchons à ressembler à des modèles qui ne nous correspondent pas. Nos attentes sont sans rapport à nos vrais désirs. » Et il nous inflige une sentence que nous ne souhaitions lire sous aucun prétexte: « Plus nous cherchons l’amour, plus nous en sommes éloignés. (…) Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce que faire l’amour ? Qu’est-ce que l’amitié ? Nous ne le savons plus… »


En toute logique, le nouvel opus de cet empêcheur de rêver faux, passionné éperdu de Rainer Maria Rilke (il accompagne beaucoup de ses écrits), aurait dû rester sur un coin de notre table de travail. Des sujets plus « urgents ». Des impératifs plus « dramatiques ». Encore quelques névroses à formuler dans les entrelacs d’une actualité plus brûlante que jamais. Bref, pas de temps pour l’intimité ! Seulement voilà. Puisque Fabrice Midal nous suggère d’« enlever les écailles de notre cœur », de « nous dénuder », d’« accepter d’être 
vulnérables », « sensibles », le chroniqueur, pourtant accaparé par autre chose, ne put se défaire aussi aisément de ces pages, dont l’emprise grandissante devint quasi obsessionnelle – petit miracle de cette écriture à la fois savante et pourtant si accessible, qui appuie là où cogne notre déraison contre des murs invisibles.

« L’amour est le mouvement de donner et de s’ouvrir », écrit-il. Jusque-là pas de problème. Mais un peu plus loin, Midal provoque le sursaut (dans tous les sens du terme) : « L’amour a un autre visage  : il “sait’’. Rien n’est plus faux que cette sentence bien connue  : l’amour est aveugle. » Entre nous, combien de fois avons-nous répété l’adage éculé ? Midal analyse en ces termes : « Il arrive des moments où nous nous rendons compte que, par amour, nous savons intuitivement ce qu’il faut faire, comment répondre à quelqu’un, quelle décision prendre. » Pour lui, opposer amour et savoir a même quelque chose du sacrilège. Forme de « pensée éminente, spontanée et juste », l’amour « voit plus loin ». Car « aimer, c’est accepter de ne plus tout 
dominer pour laisser être ».


Nous y voilà. L’amour comme « oui inconditionnel », engagement « à laisser être celui qu’on aime (…) en pariant pour ce qu’il y a en lui de meilleur », le contraire de l’aliénation en somme, car il ne saurait y avoir d’amour véritable quand on entend  : « Je t’aime à condition que tu deviennes quelqu’un d’autre. » De même, attention à la confusion entre l’attachement et l’amour, l’affection et le sentiment de manque. Midal insiste : « Trop souvent, nous attendons de l’autre qu’il réponde à “nos’’ besoins. » Allez, qui ne se sent pas concerné par cette injonction majeure, qui pointe sans faille nos idéologies ?

En dévorant ce livre, en découvrant grâce à l’auteur que l’amour est aussi « outre-amour » parce que « autre monde que celui du calcul et des conditionnements auquel nous avons fini par l’identifier », nous avons été confortés dans cette conviction rarement avouée : en murmurant à son conjoint(e) au creux de l’oreille que l’amour est authentiquement révolutionnaire, se trompe-t-on totalement ? L’amour ne possède-t-il pas un lien subtil avec la politique, en tant qu’il imagine et construit la volonté d’un autre-monde, celui dont parle Fabrice Midal ? L’amour n’est donc pas un sentiment anodin mais l’expression véritable d’un des accomplissements fondamentaux de l’existence humaine. Qui en doute ?

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mardi 8 juin 2010

Justice : le peuple est-il de trop pour Nicoléon ?

Sous le règne de Nicoléon, il faut décidément s’attendre à tout. Après les menaces contre les juges d’instruction, qui ont occupé le monde si difficile à déchiffrer de la justice durant des mois, le législateur, pris de frénésie incontrôlée (pléonasme) sous la férule du Palais, annonce cette fois son intention de supprimer le jury populaire en première instance des Cours d’Assises. En découvrant cette information et après en avoir vérifié le « sérieux » (sic), un vent de colère s’est échappé de nous...

On voudrait couper le dernier lien solide – que nous imaginions inaliénable – entre les acteurs judiciaires et les citoyens, on ne s’y prendrait pas autrement… Ce n’est pas seulement une hérésie, c’est une injure à l’idée que nous nous faisons de la République héritée des Lumières et Révolutions, dont l’esprit, s’il a oscillé au fil des IIIe, IVe et Ve République, a quand même fini par se structurer autour de quelques piliers fondamentaux !

Que se passe-t-il, encore, dans la tête de l’exécutif au point d’inciter un groupe de travail à moitié fantôme à en venir à cette proposition scandaleuse ? Pour se convaincre de l’indignation quasi générale, il suffit de citer Philippe Bilger, avocat général près de la Cour d’appel de Paris, qui ne passe pas pour un magistrat au couteau entre les dents… L’homme s’interroge en ces termes : « Dans quelles têtes ont pu germer ces élucubrations, alors que l’époque, le climat et l’analyse des pratiques démontrent plus que jamais que la participation du peuple à la justice criminelle a eu des effets bienfaisants aussi bien sur le plan technique que démocratique ? » Et l’avocat général, très en colère, d’ajouter : « Il n’y a pas d’exemple d’une évolution qui retirerait au peuple un pouvoir qui lui a été dévolu quand le contraire - mêler les citoyens aux magistrats - a représenté une avancée qu’on aurait souhaité irréversible. » On ne saurait mieux dire.

Dans cette affaire, digne d’une nouvelle provocation pour tous les personnels de Justice, il convient de balayer rapidement toutes les explications plus ou moins techniques sur l’âge du capitaine ou la lenteur des instructions, etc. Les raisons sont idéologiques, dogmatiques – et on sait d’où elles viennent. On appelle ça une étape supplémentaire sur le long chemin de la régression républicaine...

Soyons sérieux : Nicoléon méprise le peuple. Il veut donc supprimer toutes les prérogatives du peuple ! Et l’éliminer progressivement de toutes les instances où il peut encore siéger, dire son mot, avoir une quelconque influence sur le cours des choses… On peut parler de dérives antidémocratiques. Et comme chacun le sait, ce ne sont pas les premières. A se demander si, tant qu’on y est, l’idée d’une justice d’exception – aux ordres du monarque-élu bien sûr – ne sera pas bientôt à l’ordre du jour…

Citons une dernière fois Philippe Bilger : « La cour d’assises est le dernier lieu où le lien entre le citoyen, le magistrat et l’avocat non seulement tient bon mais s’affermit. C’est l’unique espace où, pour demain, peut s’élaborer un modèle à la fois démocratique, humain et compétent. C’est là que peut-être réside l’ultime chance de restaurer une confiance entre la société et ses juges. »

La Cour d’Assises siège au nom du peuple français.
Pour une raison simple : elle est le peuple.

Posons une question : symboliquement, un pouvoir qui s’attaque autant au peuple est-il encore légitime ? Même le général De Gaulle, dont on fête bientôt le fameux Appel et qui, pourtant, n’avait rien d’un démocrate très ouvert à la « société civile », aurait eu son idée sur la question…
La République a décidément des ennemis de l’intérieur. Et vous savez quoi ? L'un a été élu - aisément - au suffrage universel...

(A plus tard...)

dimanche 6 juin 2010

Conseil de lecture : sommes-nous des "automates" ?

Dans l’épicentre structurant de nos porosités narratives, lorsque les événements de l’actualité nous contraignent à l’analyse rapide, comme victimes de tremblements de mots, notre continuité « idéologique » (pour faire vite) nous apparaît-elle assez pertinente pour s’affranchir de l’illusoire  ? En écrivant cette phrase sur les touches de mon clavier, je venais de refermer le dernier livre de Luis de Miranda, l’Art d’être libres au temps des automates (Max Milo éditions).

Philosophe et auteur en 2009 chez le même éditeur du très décapant Peut-on jouir du capitalisme  ?, Luis de Miranda a décidément l’art de porter le combat intellectuel sur des terrains inhabituels, s’appropriant les « outils » de la vie quotidienne. Ainsi, depuis l’invention des machines et des computeurs, notre quotidien semble avoir gagné du temps… « Et la contrepartie  ? », demande-t-il. « La soumission aux automatismes », répond-il, qui conditionnent nos gestes, nos pensées et pourquoi pas notre inconscient, à la merci lui aussi des délires ludiques vidéosphérisés à tout âge.

Lecteurs de l’indispensable revue Médium, dirigée par l'ami Régis Debray, donc habitués à l’étude médiologique des objets usuels, notre plaisir fut quasiment jouissif de trouver sous la plume de Luis de Miranda des angles d’attaque innovants. Puisque « nous sommes l’animal qui met les choses en ordre, consciemment, méthodiquement », puisque « nous devons ordonner le chaos environnant, l’agencer en “mondes” pour le rendre habitable » et puisque, enfin, « nous resterons toujours des enfants du chaos, dont l’autre nom est “vie” », Miranda s’autorise l’invention d’un concept : le Créel (Centre de recherche pour l’émergence d’une existence libre).

Explication  : « Si l’homme était une machine, ce serait une machine qui sans cesse se détraque, se branche et se débranche et réinvente ses rouages. Il est la force terrestre qui sans cesse désire et invente de nouveaux espaces de libération, de beauté et d’émotion relationnelle. » Et  ? « Être un “ordinateur créaliste” est donc le propre de l’homme. » Puis, citant malicieusement Giacometti (« Je ne travaille que pour la sensation que j’ai pendant le travail »), l’auteur met néanmoins en garde ses lecteurs, sans se montrer pour autant technophobe  : « L’homme est un animal technique. Mais sa vraie liberté consiste à s’affranchir sans cesse des déterminismes qu’il se crée lui-même, sous peine de devenir lui-même aussi mécanique que ses outils. »

Conclusion  : « Le désordre, c’est 
la vie. L’ordre, c’est la survie. La liberté, c’est l’existence. (…) Alors, déconnectez-vous… Et réveillons-nous ! » Métaphoriquement, les injonctions contemporaines lues ci-dessus pourraient nous donner bien des idées - non ?

(A plus tard...)

Pauvreté : l'appel au secours des associations caritatives...

Les associations caritatives crient « famine », elles appellent « au secours ! », disent leur « détresse » de ne plus pouvoir assurer les « missions élémentaires » que la société attend désormais d’elles, ultimes gestes de dignité, de solidarité. Imagine-t-on la signification exacte de ces simples mots ? La France du XXIe siècle prend-elle la mesure de l’ampleur de cette réalité, qui assigne à toute la collectivité autre chose que de la compassion… Face à ce qu’il faut bien appeler l’explosion des demandes, toutes les organisations, dans tous les départements, se voient dans l’obligation de restreindre leurs distributions aux plus démunis, parfois de les suspendre, voire, la mort dans l’âme, de refuser de nouvelles inscriptions.

Le souffle nous manque pour décrire la situation. Dans l’échelle de l’horreur sociale, le pays d’Hugo et de Jaurès a franchi une étape dramatique. N’ayons pas peur des mots. Quand la souffrance se transforme en « sous-France », c’est la République, et avec elle son idéal originel d’égalité, qui vacille sous les assauts de la grande pauvreté. Pour des millions de citoyens, broyés sous le laminoir d’un paysage économique lui-même dévasté, les conditions d’existence atteignent un tel degré d’atomisation sociale que les actes élémentaires de la vie quotidienne se transforment en survie.

Prises dans l’engrenage infernal, les familles crient dans un silence si assourdissant que, tôt ou tard, l’obscurité même se déchirera sous nos yeux. Qui veut (toujours) ne pas voir ? Qui détourne (encore) le regard ? Aussi longtemps qu’il faudra l’écrire, avec au bout des mots cette urgence révoltée plus légitime que jamais, nous répéterons que les difficultés d’hier, qu’on pouvait jadis « apaiser » de-ci de-là, ont changé d’intensité. Ce sont dorénavant des drames quotidiens qui se nouent dans les ventres et dans les têtes. Ils ruinent et épuisent le quotidien, effacent et obscurcissent l’horizon.

La crise économique mondiale nous paraît hors sol, mais la misère, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent les entrailles de la société. Non, la paupérisation des quartiers populaires n’est pas un fantasme né dans l’esprit de défaitistes à l’âme sombre. Là où l’État sarkozyste décide de se retirer dans un chacun-pour-soi ahurissant, là où les missions de services publics subissent les politiques de déstructurations en cours, là où toutes les injustices se concentrent, là où se concentrent jusqu’à 40 % de sans-emploi vivent des personnes qui, héritiers de l’immigration ou non, savent le sens des formes contemporaines de solidarité que beaucoup ne soupçonnent même pas. On a sauvé les banques et les actionnaires. Sauvera-t-on les hommes, sacrifiés sous la mitraille économique ?
 Dans l’ordre des décomptes macabres, la France vient de franchir début juin un seuil que l’on pensait inimaginable : le taux d’emploi en CDI est passé sous la barre des 50 %… Effrayant basculement de notre Histoire !

Ces terribles décrochages symboliques peuvent-ils provoquer des réactions ? Jamais les citoyens de tout horizon n’ont à ce point porté la contradiction au cour du système, rejetant l’idéologique même de nos sociétés devenues de plus en plus des « sociétés d’individus », vendues au commerce et à la concurrence de l’exclusion organisée. Chômage de masse. Précarité. Morcellement du monde du travail. Anéantissement des structures familiales. Inversion des solidarités générationnelles. « La pauvreté est comme une grande lumière au fond du cour », écrivait Rilke. Cette lumière, si elle existe, doit réveiller toutes les consciences, toutes les forces collectives. C’est même urgent !

(A plus tard...)

Afrique du Sud : que fallait-il penser du film "Invictus" de Clint Eastwood ?

« Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde… » Insignifiante exhortation intime, la phrase de Gandhi hantait notre esprit avant la projection d’Invictus, de Clint Eastwood, vu il y a quelques mois, avec au coeur la volonté de ne pas se laisser surprendre à la fois par notre admiration de Nelson Mandela mais également par notre empathie envers le réalisateur américain. Le chronicoeur pourrait même rajouter qu’il lui fallait s’armer d’une bonne dose de « mise à distance » pour assister à un film relatant des faits auxquels il assista pour partie : la Coupe du monde de rugby 1995, en Afrique du Sud…

Le premier président démocratiquement élu de l’histoire sud-africaine y fit (sous nos yeux) deux apparitions publiques remarquées : lors de la cérémonie d’ouverture, au Cap, affublé d’une chemise colorée ; puis lors de la fameuse finale, à Johannesburg, où il se présenta à la foule, vêtu du maillot vert et or des Springboks, l’un des symboles, jadis, de l’apartheid. Geste ô combien transgressif. Même pour nous, qui préférions arborer les jours de match le tee-shirt de l’ANC… L’intuition politique de Nelson Mandela (« Toute la nation soutient son équipe ») se transforma en un spectaculaire et inimaginable geste de réconciliation envers les ex-dominants afrikaners, coupables d’avoir installé l’un des pires régimes du XXe siècle.

Disons-le simplement. Avec ce président noir paré des couleurs boks, les Blancs ne pouvaient plus revendiquer à eux seuls une victoire acquise en finale difficilement face aux All Blacks. Ce jour-là, toute l’Afrique du Sud triomphait devant plus d’un milliard de téléspectateurs. « Ensemble », pas « côte à côte ». Mandela éleva ce jour-là sa conscience en élevant son pays tout entier. L’ancien prisonnier politique a-t-il jamais fait autre chose…

Revenons au film. Puisqu’un avis massif vaut mieux qu’un quiproquo, admettons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un des meilleurs du maître américain. Néanmoins, par l’éloge de la fraternité appliquée au rugby, associée à la revendication réconciliatrice qui fut l’une des pierres angulaires des actions de Mandela, le réalisateur américain nous raconte classiquement une histoire en elle-même improbable. Tout est affaire de regard et d’inspiration, mais ceux à qui il reste des yeux pour voir (ce que le monde à encore à nous montrer) comprendront que nous ressentions des sentiments mêlés. Car si notre Clint s’en sort avec les honneurs et nous tire de-ci de-là quelques sanglots (très) personnels, un certain angélisme nous heurte...

À la fin du film, le capitaine des Boks, François Pienaar, est devenu « meilleur » au contact de Mandela. Le pays semble uni. Les bonnes familles emmènent leurs domestiques au match. Et puis voilà… ? Eastwood néglige là l’essentiel de ce qui constitue habituellement sa marque singulière : l’ambiguïté morale de ses personnages et la complexité du récit. Mais le pouvait-il en portant à l’écran sa « passion » de Mandela, pour ne pas dire la « légende » Mandela ?

Notre constat tout en nuances, qui, espérons-le, ne cède jamais aux facilités de la pause critique, s’aiguise plus encore au regard de l’histoire sud-africaine. Car le choix de raconter l’après-apartheid à travers ce seul événement sportif relève sinon d’un procédé à la mode, du moins d’une facilité d’urgence encourageant l’individualisme de notre époque, qui n’est pas pour déplaire à Eastwood, jamais le dernier pour exalter les « héros solitaires ». Expliquons-nous. Mandela fut-il oui ou non ce héros solitaire raconté dans Invictus ? Pas de son propre point de vue en tous les cas…

Même dans sa geôle, à Robben Island, l’intéressé se considéra toujours par ces mots écrits dans ses mémoires : « Je suis la somme de tous ces patriotes africains disparus avant moi »… Est-ce défaut chez nous ? Mais en voyant Mandela à l’action nous avons toujours vu à ses côtés tous les martyrs qui accompagnèrent son combat, parmi lesquels nous n’oublions pas le leader du mouvement de la Conscience noire, Steve Biko, assassiné en 1977… et tant d’autres.

Bien avant que Mandela ne devienne l’icône du monde post-guerre froide, les Américains se souviennent-ils qu’ils le considéraient officiellement comme un « terroriste », lui, le fondateur de l’aile militaire clandestine de l’ANC ? Avouons qu’il faut une bonne dose de connaissances pour voir Invictus. Non, l’apartheid ne se réduisait pas à une animosité abstraite entre Blancs et Noirs. Et la tâche de Mandela ne consistait pas seulement à apaiser la crainte des Blancs en leur donnant des gages, mais d’abord à changer l’Afrique du Sud ! L’apartheid, c’était une série de lois et de mécanismes précis destinés à maintenir la domination économique des premiers sur les seconds. Il fallait au moins une révolution pour en sortir. Qui peut prétendre qu’elle est achevée ?

« Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme. » Ces mots concluent Invictus. Nelson Mandela puisa dans ce poème de William Ernest Henley l’inspiration pour résister durant ses années d’emprisonnement. Ce texte servira plus tard à galvaniser le capitaine des Boks, et à travers lui toute l’équipe… Pas de méprise. En sortant du cinéma, une autre phrase trottait dans notre tête : « Nous ne sommes pas encore libres, nous avons seulement atteint la liberté d’être libres. » Celle-ci est de Mandela. Au service de tous.

(A plus tard...)

mercredi 2 juin 2010

Quartiers populaires: visite dans une salle de boxe

Pour ne pas interrompre le flux des mots, et puisque la sémantique symbolique emprunte désormais plus au tout-venant télévulgaire qu’aux arts verbaux de la rue, qui, jadis, enchantaient nos gouailles de « titi » en guenilles, faisons place à un peu de prose spontanée, véritable transcription d’un jaillissement intérieur d’autant plus affranchi des contraintes de l’ère du temps que nous la traquons dans les quartiers populaires – les vrais. À travers le choix des mots, c’est bien l’esprit des hommes qui se transmet – quand il y a esprit. Exemple  : rappelons-nous des « racailles »… Les « racailles »  ?

Visite dans une salle de boxe. Après avoir dévalé un étage en sous-sol, comme s’il fallait rejoindre les abris, une mélodie chaude faite de sauts à la corde et de coups dans des sacs de sable provoque un mélange de percussions lentes. Une lumière surgie de nulle part, crue, se pose sans contraste sur une trentaine de gars en action. Vue de la cité, être obligé de descendre un étage pour aller boxer donne une curieuse impression. Une sorte de claustrophobie. Une idée de marginalité. S’enfoncer dans les entrailles de la Terre pour échapper au monde extérieur, endurer loin des regards la traque d’une sorte de second souffle, lent et profond, qui octroie à tous une aura quasi existentialiste.

Être ici. Un peu avec eux. Pour se recentrer sur un inessentiel prenant corps et âme. Pour aller de l’avant sans renier le chemin parcouru. Pour écouter les mots et les maux. Pour comprendre surtout, derrière les respirations et les coups portés, ce qui se dit et se pense vraiment lorsque le bruit fait la langue, en sueur, en respiration apaisée malgré l’effort et les douleurs, en motivation. Loin en tous les cas de cette humanité qui se disloque sous les assauts de la violence. Mais quelle violence  ? Ici, elle est d’abord sociale. Et on la fait passer comme on peut…

Devant cette jeunesse combative (oui), devant cette promesse de haute lutte (bien sûr), la boxe (moins pratiquée qu’avant) aide à comprendre et à pénétrer au plus près de l’humain. Sport le plus précis mais aussi le plus pur qui soit, à l’épure, écoutons donc ces jeunes accrochés à leurs illusions, à leurs souffrances, à leurs joies quotidiennes. « Ici, on ne peut plus baisser la tête », dit Nordine dans un accent de lucidité qu’il ne soupçonne même pas. Puis, avec ce regard tout en sincérité  : « La boxe  ? Pour être un homme. Se sentir vivant. Faire quelque chose qui m’éloigne des souffrances qu’on nous inflige. Oui, je tape sur des sacs. Et sur des mecs. Mais je n’aime pas la violence. Allez expliquer ça à l’autre, celui qui veut utiliser un Karcher  ! »

Admettons. Être ici à sa place – et pas totalement à sa place. Comment exprimer cette distance devant nous séparer de ces personnages attachants, plus révoltés qu’on ne le croit, moins nihilistes que prévu, plus clairvoyants qu’inventoriés par les éditocrates des beaux-quartiers… Et la boxe, est-elle fidèle à ses racines  ? Ici comme ailleurs, les origines – une dizaine – s’entrechoquent et se côtoient. « Mais on est tous français, hein  ! Faut pas plaisanter avec ça, assure Mohamed. Ici, parler d’“intégration” n’a aucun sens… C’est la vie dehors qui a explosé. Ici, le taux de chômage des jeunes y dépasse 40 %… » Main sur le front, un éclair de rage parcourt son visage. Puis il se reprend  : « Mais la salle est la même qu’il y a trente ans. Les mêmes odeurs, les mêmes couleurs. Et les boxeurs, au bout du compte, se ressemblent beaucoup, même si leurs vies se sont dégradées. » Serrant des poings raclés jusqu’à l’os, il ajoute  : « Vous savez ce qu’on dit des “plans banlieues” ? Toujours plus de flics, toujours plus de chômage… »

Dans les vestiaires, la face collée au lavabo, Moustapha crache du sang avec la nonchalance des habitués. Pour qui passerait trop vite son chemin, les aspirants puncheurs semblent avoir les pieds trop enracinés dans leur tapis de ring pour se permettre d’avoir la tête ailleurs. Erreur. Même dans la douleur, eux gardent leurs secrets, et les secrets leurs mystères. « Chacun a ses raisons, explique Grégory. Il ne faut pas fantasmer sur nos goûts présumés de fureur ou de haine. La boxe est souvent un remède, bien sûr. Un exutoire. Rien de plus… » Et puis il y a les autres, tous les autres, agglutinés à leurs illusions, à leurs errances, à leurs joies quotidiennes. Comme Jamel, qui dit aimer les KO pour faire plier des ennemis qu’il ne nomme pas, citant Mike Tyson en se marrant à pleines dents  : « J’essaie de frapper mon adversaire entre les deux yeux pour lui enfoncer l’os dans le cerveau. »

Dans un coin, Laurent, un môme de treize piges, porte sur ses frêles épaules des fragments de vie si visibles que chacune de ses pulsions physiques témoigne d’un destin vécu déjà entre parenthèses. Lui dit venir ici « juste pour voir », « transpirer un peu » parce que, « dehors », les grands lui font « peur ». Le sac sur lequel il s’acharne ne plie pas, mais dans cette tentative de violence du geste se niche, à l’évidence, la tendresse du doute. À ses côtés, Momo ne cache pas sa « colère ». La salle fonctionne pour lui comme un vernis qu’on craquelle. Un refus de résignation. « Je tape, je tape, murmure-t-il. C’est ma façon d’éviter le regard des autres. Car ici la vie est solidaire. L’enfer, c’est dehors  ! » En quittant la salle, groggy, l’envie était forte de se retourner. Leur dire notre amitié. 
Leur dire aussi qu’on reviendrait souvent. Leur dire la vie.

(A plus tard...)

Israël : trop c’est trop !

« On ne tire pas sur une mouche avec un bazooka... Cette fois, trop c’est trop ! » Dans les pires tragédies, quand seuls le fer et le sang mêlés irriguent l’essentielles de nos pensées, quand la violence des actes anéantissent jusqu’aux symboles les plus élémentaires, il faut toujours écouter les hauts diplomates français qui, même sous le sceau de l’anonymat, donnent une idée assez précise de la température des chancelleries. Depuis l’acte inouï de piraterie d’Etat, pensé, organisé et commandité par le gouvernement israélien, cette température s’approche de l’ébullition. Une chose est sûre : les indignations et les condamnations sont montées d’un cran…

Signes d’un changement de climat dans l’intensité des réactions, l’Union européenne, par la voix de Catherine Ashton, a officiellement « condamné l'assaut meurtrier » tout en réclamant solennellement « l'ouverture du territoire palestinien ». Même Nicolas Sarkozy, qui, au début de la crise, avait osé parler d’un «usage disproportionné de la force» alors que sa fonction aurait dû l’inciter à condamner sans détours l’usage de la force elle-même, a fini par déclarer que le monde était « choqué » et qu’il réclamait une « enquête crédible et impartiale »… Seulement voilà, cette fois encore les mots ne suffiront pas ! Face à ce crime d’Etat contre la « flottille de la liberté » composée de citoyens du monde solidaires et pacifistes, munis de barres de fers, de bâtons et de couteaux de cuisine, il faut maintenant des actes pour en finir avec ce sentiment d’impunité qui domine et détermine depuis trop longtemps la politique israélienne. Les peuples ne se contenteront plus d’une simple condamnation sans effet, comme vient de le faire le Conseil de sécurité de l’ONU – c’était bien le moins. Le gouvernement israélien doit être lourdement sanctionné. Le blocus de Gaza doit cesser immédiatement !

Imaginez une seconde que ce soit l'Iran - et non Israël - qui ait attaqué, dans les eaux internationales, une flottille de six bateaux civils, venus briser un blocus illégal. Et imaginez que cette intervention, réalisée avec des moyens militaires démesurés, ait fait 9 morts et plusieurs dizaines de blessés. Comment aurait réagi la communauté internationale, à commencer par l’ONU ? En serait-on resté aux mots ? Le croyez-vous vraiment ? Le « deux poids deux mesures » est encore une fois flagrant.

Penser au-delà des contagions haineuses est sinon un devoir, un impératif. Autre signe ? L'Egypte a enfin décidé de rouvrir son point de passage vers la bande de Gaza… Posons donc une question : le gouvernement israélien est-il allé trop loin ? Les diplomates (toujours eux) répètent à qui les écoutent encore qu’«on ne fait la paix qu’avec ses ennemis », manière si peu élégante d’affirmer que les brasiers les plus incandescents laissent parfois s’envoler quelques étincelles d’espoir. En Israël même, les observateurs sont d’ailleurs nombreux pour dénoncer la tragédie. « Renseignement approximatif », « exécution inepte », « échec sur toute la ligne » : les critiques les plus incisives visent les inconséquences du gouvernement lui-même, qui, après avoir « diabolisé pendant des semaines les militants de la flottille », a tenté de « justifier le lourd bilan humain ». Accusera-t-on ces Israéliens-là de céder aux pulsions émotionnelles ?
Il y a un peu plus d’un an, l’offensive guerrière sur Gaza nous avait montré jusqu’à l’inhumanité permis de comprendre à quel point le gouvernement israélien avait franchi une frontière inexpugnable vers l’horreur. Certains commentateurs, depuis deux jours, justifient encore la légitimité de ce conflit et l’effroyable blocus de Gaza qui a suivi par ce seul argument : «Affaiblir le Hamas !» Rappelons, quitte à se répéter, que le Hamas n’existe que par la volonté et l’intransigeance d’Israël, qui a poussé à l’émergence de cette force au détriment de l’OLP et du Fatah !

La communauté internationale doit prendre conscience que les nombreux crimes des dirigeants israéliens – le dernier n’est pas le moindre – sont autant de cadeaux offerts aux fondamentalistes, quels qu’ils soient, pour que les bases physiques, économiques et humaines d’un État palestinien viable s’éloigne un peu plus... C’était le vrai « but de guerre » du gouvernement israélien il y a un an. Netanyahu n’aspire à rien d’autre aujourd’hui… Sa responsabilité historique est immense !

(A plus tard...)